Le dessus du panier de la danse contemporaine s'est mobilisé pour fêter le centenaire de Nijinski, premier chorégraphe moderne. Si Vaslav Nijinski danseur est entré dans la légende en même temps que sur scène, d'un seul bond, Nijinski chorégraphe fut totalement incompris de ses contemporains, et c'est beaucoup plus tard qu'on a reconnu son importance. Son Après-midi d'un faune, en 1912, fait scandale, non seulement pour "obscénité" (le fameux coup de reins final du faune allongé sur l'écharpe d'une nymphe), mais aussi pour sa rupture radicale avec les codes classiques. Refus de l'en-dehors, du moelleux, de l'arrondi, de l'élévation (bref, de tout ce qui fait la gloire de Nijinski danseur), au profit de mouvements anguleux, attachés au sol; effacement de la virtuosité, simplicité apparente du geste, qui suggère plus qu'il ne montre, annonçant un Merce Cunningham : à vingt-trois ans, Nijinski se révèle un des premiers chorégraphes modernes. Pareillement hué, son Sacre du printemps, l'année suivante, le confirme. Autre échec, Jeux et ses joueurs de tennis : "Pourtant, dit Nijinski, l'homme que je vois avant tout autre sur la scène, c'est l'homme moderne. Je rêve d'un costume, d'une plastique, d'un mouvement qui seraient caractéristiques de notre temps." Bien que la date soit controversée, on fête cette année le centenaire de sa naissance. Au lieu de faire danser pour la millième fois les rôles qu'il immortalisa (le Spectre de la rose, Pétrouchka, etc.), le Théâtre 14 et la revue Pour la danse ont eu une idée pointue : demander à huit chorégraphes, choisis dans le dessus du panier de la danse contemporaine, de composer chacun un solo évoquant Nijinski. Et de le danser eux-mêmes, intérêt supplémentaire : ces chorégraphes sont de remarquables danseurs, qui se retirent le plus souvent de la scène car il est difficile de régler une oeuvre en étant dedans. Mark Tompkins sort en rampant de sous un rideau à fleurs roses et fredonne l'Invitation à la valse, de Weber, musique liée à jamais au Spectre de la rose. Il porte une fausse moustache et un long pardessus à col et poignets de fourrure, très russe. Contemple ses mains, tournoie, se fige, se regarde dans une glace imaginaire, tremble, se dévêt soudain et apparait dans un costume rose du même tissu que le rideau, tandis qu'éclate International Lover de Prince. Déhanchements provocants, mains sur le sexe. Cette Valse de Vaslav n'est guère passionnante sur le plan chorégraphique, mais il y a une idée intéressante dans ce dédoublement. Le solo de Mathilde Monnier, Récitatif, avait été, à vrai dire, créé avant l'opération Nijinski (pour l'ouverture du concours de Bagnolet 1988). Il est accompagné par la contrebassiste Joëlle Léandre. Moulée de noir, trés concentrée, Monnier fait du sur place, se ploie, se déploie, se cherche. Une statue s'extrait elle-même de sa gangue. Monnier bouge divinement bien. Une modestie non feinte Hervé Robbe aussi. " Quelle difficulté que ce solo, dit-il. Cela peut paraitre si vite présomptueux! J'ai envie de simplicité, de me présenter comme à un examen avec une danse préparée pour Nijinski et dont il serait le seul juge... Pantalon noir et chemise blanche, fragments de Petrouchka en bande son. Sa modestie n'est pas feinte, il est touchant, attachant. Sa danse est ample, harmonieuse, coulée ; parfois il s'arrête pour rôder derrière un pilier. Parfois il se souvient qu'il a été danseur classique, et qu'il vaut mieux intégrer cet acquis que le rejeter bêtement. Son solo n'a pas encore de titre, on espère qu'il le reprendra. Daniel Larrieu apparait dans un costume bizarre, espèce de pourpoint sur culotte rayée, chaussettes blanches, foulard serré sur les cheveux, un seul gant rose dont le bout des doigts est gonflé comme une boule. Tout au long de Pour l'instant, il joue en virtuose d'un éventail blanc. Parfois, comme distraitement, il prend une pose du Faune. Un numéro étonnant de charme et d'invention, lunatique, oriental, pince-sans-rire, insolite. Le grand succès de la soirée.

Sylvie DE NUSSAC
Le Monde
26 Mai 1989