Non-spectacle fabriqué à partir de travaux avec des autistes, l'Atelier en pièces colle au corps des danseurs et s'interroge sur ce qui l'altère. Lorsque Mathilde Monnier est arrivée à Montpellier en 1992, nommée à la direction du Centre chorégraphique national, ce ne fut pas un simple déménagement. Elle portait déjà un projet fort, celui d'inscrire sa pratique artistique dans une cité, une région, avec une équipe mue par les mêmes préoccupations, la même éthique. Elle a choisi le terrain de la médecine - la faculté de médecine de Montpellier est la plus ancienne de France -, celui de la maladie, de la guérison, du corps atteint. Depuis près de trois ans, elle et certains danseurs de la compagnie, interviennent dans des ateliers avec des autistes de l'hôpital de la Colombière. D'autres, comme Herman Diephuis, également danseur, travaille avec des malades affecté par le virus du sida. D'autres, comme Geneviève Vincent, secrétaire générale, participe à un atelier d'écriture avec des médecins et d'anciens alcooliques. D'autres, enfin, ne font rien dans ces actions de sensibilisation, ou le font ailleurs, comme Salia Sanou et Seydou Boro qui, dans leur Burkina Faso natal échangent et répertorient les pas du répertoire traditionnel. Mathilde Monnier ne disait presque rien de ces travaux, pour éviter la médiatisation et l'émotion en bandoulière qu'elle provoque (cf la médiatisation de Pascal Duquenne, acteur dans le " Huitième jour "). Et puis, elle en a fait un spectacle, ou plutôt un non-spectacle, un moment intime où le spectateur est directement confronté au corps du danseur. Cela en parfait contrepoint (subversion ?) avec l'environnement. Créé à Brest, présenté à Lille, l'Atelier en pièces se loge jusqu'à ce soir dans le gymnase Olympie chiquement bétonné, au-dessous de la somptueuse et chaude piscine signée par Ricardo Bofill. Non loin de là, au Couvent des Ursulines, se construisent en dur les nouveaux locaux du Centre chorégraphique, une impressionnante réalisation, un formidable outil de travail (3 200m2, trois studios, bureaux, maison des danseurs...). La structure conçue par Annie Tolleter pour l'Atelier en pièces semble en comparaison bien fragile, comme le spectacle d'ailleurs. 160 spectateurs sont assis sur le plateau et entourés par des parois, des cloisons qui font exister les coulisses. Dans cet espace clos, blanc où les murs sont de tissus, la danse à laquelle on est convié n'est pas dansée, jouée. Les huit danseurs semblent en rapport avec un autre univers, clos lui aussi, espace de l'enfermement. Ils sont à la fois rapporteurs d'une parole (d'un mutisme), et acteurs de leur propre danse qui s'interroge sur ce qui affecte le corps, l'atteint, l'altère. Dans des costumes de Christine Vargas qui déclinent le blanc ou jouent une sous ou une sur couche de couleur, ils ne s'approprient jamais l'espace, ils le traversent, s'y faufilent comme par effraction. Ils longent les corps du public à quelques millimètres : ils sont incroyablement réceptifs et tendus. On ne voit plus rien d'autre, on n'entend pas la musique de David Moss ou plutôt on détecte une présence sonore. On est collé à ces danseurs qui expérimentent en direct leur propre limite, qui explorent leur territoire. On pense à l'art performance, au  "body art", d'autant plus que le quatuor Knust se promène du Toulouse à Tours en passant par Montpellier (Libération du 22 mai 96) en réactivant des pièces de Steve Paxton et d'Yvonne Rainer. Ce qui n'a pas échappé à Geneviève Vincent qui écrit : "Dans les années 60, en particulier aux Etats-Unis, l'expérimentation était l'ouvre, les danses "parlaient" sans contrainte, de la liberté et de la libération du corps, les imposant hors normes en rébellion contre la standardisation imposée par la société. Le sens primait sur la forme". C'est ce qu'on avait déjà vu dans le précédent spectacle de Mathilde Monnier Nuit et c'est ce qu'on retrouve ici, beaucoup dans la danse debout, un peu moins dans les passages au sol. Bien sûr que l'on pense que cela s'est en partie construit à partir du travail avec des autistes. Bien sûr que l'on pense à cette frontière mobile entre la maladie et la non-maladie, bien sûr que l'on distingue Benjamin Massé Lassaque, autiste léger qui danse pour interpréter un rôle d'acteur, qui marche, marque, domine le sujet. Mais à aucun moment, on ne reste dans cette interrogation sur la folie, sur le corps délirant que la danse a toujours porté en elle, de la "Giselle" romantique à la "Giselle" de Mats Ek (pour ne citer que ce ballet). Mais ce à quoi on est confronté est encore plus troublant pour l'amateur de danse : les danseurs disent très clairement qu'ils sont "atteints". Lluis Ayet avec sa façon de s'échapper, de n'être jamais dans le rang, d'accélérer le temps. Germana Civera avec son visage de madone somnambule - les regards sont tous dirigés - et son corps qui semble vouloir se rompre, se dissiper à partir de l'articulation du coude. Herman Diephuis qui plonge tête baissée dans la peinture mais qui balbutie aussi des gestes d'amour, si précieux, dans un duo. Corinne Garcia au sourire intérieur qui rayonne. Joël Luecht, dangereux, maculé, mais heureusement précis, attaché à sa boule de pétanque qui pourrait partir à tout moment. Benjamin Massé Lassaque qui maîtrise l'art du frottement. Rita Quaglia, si cabrée et si verticale, rebelle, agitée. Eszter Salamon, renversée (et renversante) dans un bras le corps à la gorge. Inutile d'insister, on aura compris qu'il s'agit d'un moment rare qui fait remonter une parole enfouie, tue. Un rot en quelque sorte, un renvoi. Dans le Nouveau Petit Robert 1, toujours réactualisé, on peut lire : "Atteint". 1. Touché par un mal. Il est atteint du sida. Dans Atelier en pièces, on peut lire que la danse n'est pas hors d'atteinte, qu'elle est donc à portée, qu'atteindre vient du latin "tangere", toucher, selon le Petit Robert et la grande Mathilde.

Marie-Christine VERNAY
Libération
25 Mai 1996