A son arrivée à la direction du Centre chorégraphique national-Ballet de Lorraine, à Nancy, Petter Jacobsson avait trouvé une compagnie en bonne santé, laissée par son prédécesseur, Didier Deschamps, désormais directeur du Théâtre national de Chaillot. La première saison de ce Suédois ayant travaillé à Stockholm, Londres et New York tente de débrouiller des questions qui gisent au cœur de l’art chorégraphique : « Pourquoi dit-on le ballet et la danse ? Y a-t-il quelque chose de plus masculin dans l’un et de plus féminin dans l’autre ? Existe-t-il un art/une danse féminine ? »
 

Boîte noire. Le nouveau programme proposé à la fois à l’Opéra de Nancy et en plein cœur de la célèbre place Stanislas répond parfaitement à la question, en présentant deux créations spécialement conçues par La Ribot et Mathilde Monnier, pour les 24 danseurs de la troupe. Leur premier souci est, dans ce qui pourrait constituer un corps de ballet anonyme, de faire surgir des individus qui n’ont ni les bras ni la langue dans leur poche. Avec Mathilde Monnier et son humour qui peut virer au fou rire, les danseurs racontent leur histoire au sein de ce ballet ou ailleurs, en passant en revue les gestes, situations et états dans lesquels les chorégraphes les ont mis. On les entend respirer, mais aussi penser tout haut ce qu’ils taisent en dansant : aspirations, désirs, problèmes de gestion domestique, amours. L’autre intérêt de ce spectacle est d’interroger la mémoire du groupe, celle qui constitue le répertoire. On revoit des extraits de pièces du passé, en une seule citation rapide, comme pour Karole Armitage. Ainsi, la pièce Objets re-trouvés écrit, recycle, développe aussi une nouvelle communauté dans la boîte noire que constituent les murs du théâtre. Articuler la pensée de chacun, y compris la sienne : tel est le défi qu’a relevé Mathilde Monnier.

L’Espagnole La Ribot a opté pour une boîte aussi blanche que le tapis installé à vue par les danseurs, pour y dessiner des formes noires, des signes. Eeexééécuuuutiooooons !!! dresse un tableau très plastique des rouages qui permettent à un corps de ballet de fonctionner avec, enfermé dans cette petite boîte, tout l’alphabet, le vocabulaire classique ou contemporain de la danse, sans que cela interdise pour autant un regard critique mais sensible sur la machinerie. Les interprètes qui repeignent tout au long du spectacle les murs blancs en blanc - mais qui changent de couleur en fonction des éclairages - semblent utiliser jusqu’à la dernière goutte de peinture les subventions qui restent à la discipline. Quant aux deux personnages en marge, l’un suspendu, l’autre au sol, ils viennent contredire l’énergie du groupe.

Répétition. La Ribot explique : « Je m’interroge sur la productivité et l’insertion du travail chorégraphique dans la chaîne de production. Les danseurs en sont pour moi les corps visibles. Je constate que chez eux, agir (action) et produire (production) sont du même ordre. » Le spectacle, avec son alphabet noir, joue sur la répétition. Sur ce travail à la chaîne, la chorégraphe s’intéresse à chaque ouvrier, le révèle dans son ouvrage, dit la beauté du métier.

Alors que les deux pièces se correspondent, La Ribot et Mathilde Monnier assurent n’avoir jamais échangé au cours des répétitions. Mais on retrouve chez l’une et l’autre, qui avaient d’ailleurs signé une pièce ensemble, la parole, le souffle et la question toujours recevable de la relation de l’individu au groupe, de «l’étoile» au corps de ballet. En cela, elles offrent un diptyque tout à l’honneur du Ballet de Lorraine. En misant sur un programme résolument contemporain et féminin, Petter Jacobsson ne s’est pas trompé.

 

Marie-Christine Vernay
Libération
28 Novembre 2012