Les autofictions croisées

Le 20 février, Mathilde Monnier a présenté une pièce très ambitieuse nommée "Déroutes" au public du Corum. Chapeau ! Montpellier sera toujours Montpellier ! Depuis plus de 20 ans, le public de notre bonne ville se trouve régulièrement confronté à des oeuvres chorégraphiques difficiles et audacieuses. Et depuis plus de 20 ans, le public de la danse a parfois du mal à avaler la pastille (Quelque temps après, il applaudit à tout rompre : un public a besoin de maturation !). La tradition n'a pas dérogé pour la vision de "Déroutes", une pièce chaleureusement applaudie, mais sûrement pas à l'unanimité. Il faut dire que "Déroutes" est déroutante ! Sur le plateau, une tripotée de danseurs et danseuses (12) passent. En termes élégants on dira qu'ils marchent (d'où "des routes"). Certains font le tour du plateau (gigantesque, précisons-le). D'autres le traversent. Certains sont dans la répétition, certains sortent par des portes plus ou moins dérobées. D'autres se déguisent, certains s'emprisonnent dans des pneus. D'autres enfin jouent avec des pains de glace. C'est de la danse, me direz-vous ? Oui, incontestablement au sens moderne : les interprètes font quelque chose de leur corps ! Et il y a là tour de force artistique. Dans ce "n'importe quoi", l'attention du spectateur (du moins celui qui accepte d'être attentif, qui ne rejette pas la proposition par parti pris) est captivée. Là alors, un nouveau problème se pose. Il n'est pas possible de tout capter : il faut choisir de suivre certains danseurs. Ou de laisser errer son regard; De ce fait, la vision sera unique et chaotique. Et totalement conditionnée par son état d'avant spectacle. Ainsi, renseignements pris, certains auront vu une oeuvre sur la maternité, d'autres sur l'enfermement. Votre serviteur y aura vu une pièce sur l'impunité. Les danseurs en effet peuvent se lancer les uns sur les autres : il y a toujours un élément du plateau pour les protéger. Lectures multiples, questionnement quasi infini, le "truc" de l'oeuvre est donc d'ordre hypnotique. Et comme chaque interprète raconte de fait sa vie, réelle ou rêvée, le résultat (chaos, conflit de territoire, affects), parle manifestement de nous, société et individus. Sans en parler. Tout en en parlant... Grâce à cette logique floue et à cette hypnose, "Déroutes" largue les amarres du temps. Une heure vingt, en principe c'est très long en danse. Là, on les passe comme rien (si l'on est embarqué !). Décidément, Mathilde Monnier est une créatrice hors normes ! "Déroutes" pourrait être sa devise. Mais pour l'instant c'est une oeuvre grande et massive, qui confirme la force de la danse contemporaine. Cet art, sans avoir l'air d'y toucher, est capable de parler des hommes d'aujourd'hui avec une profondeur que le théâtre peut lui envier.

Jean-Marc DOUILLARD
L'Hérault du jour
8 Mars 2003

JM Douillard

L'hérault du jour
8/03/2003