Désaxées

Il y a huit ans, dans ce même festival, elles l’avaient dit haut et fort : « Arrêtons, arrêtez, arrête. » Elles ne tiennent pas parole. De nouveau, elles signent un spectacle ensemble. L’une, Mathilde Monnier, est danseuse et chorégraphe, directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier ; l’autre, Christine Angot, écrivaine d’époque. La question de l’intime, du privé et du public, elles la travaillent depuis longtemps. Et là, tout de go, elles craquent, mettent tout sur le tapis. Pas en sœurs jumelles, mais dans le mouvement de répulsion et de fascination qui les lie.
Angot va droit à ce qui la torture : la bourgeoisie, dont elle est issue paternellement et incestueusement. Elle voudrait mettre Mathilde Monnier dans la combine : toi aussi, lui dit-elle en substance, tu appartiens à la bourgeoisie, ne fais pas ta maligne. Mathilde semble s’en moquer. Elle grimace, elle fait le singe. Dès le début du spectacle, où l’artiste écrivaine à la table semble annoncer une sorte de conférence dansée, la danseuse prend de la distance. Nous n’allons pas nous embourgeoiser en pointant nos jumelles sur des ballerines divertissantes. Mathilde Monnier tire à vue, elle flingue l’Angot. Mais l’Angot continue, le corps impliqué dans la lecture du texte. La phrase est chorégraphique, les bras, les jambes s’en mêlent ; elle se déplace aussi. Elle est habillée en bleu marine, la couleur qui convient aux gens bien élevés.
Mathilde, elle, se mettra quasiment nue, hormis la culotte, bleue aussi. Sur le drapeau français, elle singe un orateur, un dictateur. Elle ne tient pas en place. Tout comme Christine Angot, même si elle est occupée à la lecture de son texte. Son roman saisonnier s’appelle les Désaxés. Titre qui pourrait convenir à ce spectacle intitulé La Place du Singe et qui explore la relation sociale.
Rien de désabusé ou d’ironique : les deux jouent à bout de nerfs. Mathilde Monnier dirige un « centre », Christine Angot fait partie de ces auteurs qu’on met au centre de la littérature actuelle, même si elle est décriée. Et elles,elles font les singes, elles disent tout, de la supposée stabilité bourgeoise, des verrouillages, des jalousies, des rancoeurs, des blessures. Elles racontent les balades familiales dans les forêts, dans les musées.
Zoo. Et ce qu’elles parviennent à créer, c’est de l’égalité entre elles, une égalité entre le texte, la danse, le décor. La scénographe, Annie Tolleter, fidèle complice de Mathilde Monnier, est aussi sur scène. En bonne sœur des damoiselles, elle leur sert la messe. Elle n’encombre pas le plateau, l’arrangeant avec des tables, d’école ou de dissection, un podium. Mais elle n’est pas seulement bedeau. Elle aussi fait le singe, le vrai, King Kong. La pièce est en quelque sorte un zoo, une exposition universelle où les spécimens sont exhibés. La bourgeoisie vient y voir ses artistes « adoubés », selon l’expression de Christine Angot. La place publique de l’artiste est la scène, là où il rencontre les spectateurs, le lieu le plus « démocratique ». L’espace le plus libre, que les trois femmes transforment en une sorte de parc naturel où il est possible de respirer, comme un vulgaire primate.
Dans leur brousse, elles n’ignorent rien des lois impitoyables de la jungle. Leurs coups de griffes sont terribles. Christine Angot n’épargne rien à la bourgeoisie dont elle est issue, Matilde Monnier ne l’épargne pas non plus. Et Annie Tolleter en rajoute. En gorille, elle ordonne la sortie. On range, le zoo est fermé.
Violence. Le grand singe a pris le pouvoir sur tout ce petit monde. Il gère la réserve. Le spectacle n’est pas un de ces shows sublimes qui emportent le public. Ce qui l’emporte ici, c’est la vérité des rapports, leur violence aussi. Christine Angot a beau parler, Mathilde Monnier s’en moque. Voilà pourquoi elles ont continué après Arrêtons, arrêtez, arrête.
Histoire de pouvoir, encore et encore. Ici, le drapeau national est au sol. Ni Christine, ni Mathilde, ni Annie ne lèvent les couleurs. La bourgeoisie est une traînée ; les trois femmes sont des tueuses. Celle qui pourrait être la mieux élevée, la Christine, fait tout autant le singe, l’animal féroce, malin, mauvais que l’on retrouve dans bien des récits mythologiques. Non, les trois ne sont pas des souris et « c’est doucement, doucement que l’on attrape le singe dans la brousse », selon un proverbe sénégalais.
Courez donc pour les attraper à Avignon, où elles se produisent du 23 au 27 juillet.

Marie-Christine VERNAY
libération
2 juillet 2005