En cygne de deuil



A Montpellier, Mathilde Monnier revisite l’agonie du volatile méchant et revanchard.


Des cygnes, on en a vu dépérir, dans des positions d’ailleurs inacceptables pour un mort, sur les scènes du monde entier. La chorégraphe Robyn Orlin poudra la peau trop noire d’une danseuse. Car s'il existe bien un cygne noir, comme le rappelle Gilles Jobin dans son Black Swan, seules quelques personnes de couleur ont eu l’occasion de l’interpréter. Le cygne, et surtout son agonie, demeure un monument de ce que l’on nomma le ballet blanc, avec tutus intégrés. Cela n’empêcha pas quelques facétieux de détourner l’ouvrage du Marseillais Pepita (1893) pour lui donner une tonalité différente. Entre autres merveilles, nous vîmes crever le volatile flottant dans une version déplumée des Ballets Trockadero de Monte Carlo, sans oublier que Maïa Plissetkaïa proclama un jour qu’elle seule avait les bras du cygne, rejetant toute autre interprétation qui, à ses yeux, serait erronée.


BESTIOLE. Que Mathilde Monnier, directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier, se penche sur la bestiole a de quoi étonner. Mais elle le fait d’une manière détournée. Au lieu d’en référer au trop fameux Lac des cygnes (Pepita, Tchaïkovski et compagnie), elle s’amuse à convoquer une autre chorégraphie qui ne rend pas la bête plus sympathique, celle de Fokine, qui fit une danse sur mesure pour la Pavlova en 1907 sur une musique de Saint-Säens : la Mort du cygne. Ce n’est pas seulement  pour éviter de traiter le domaine classique , mais plutôt pour mémoriser les gestes d’un animal pervers, faussement beau ou retouché, qui ne cesse de mettre en scène sa mort, sachant que le prince ne viendra pas le sauver, pas plus qu’une bonne fée ne lui fera cadeau d’un coup de baguette pour le raviver dans son berceau.

Mathilde Monnier, donc, après avoir travaillé avec les partenaires les plus divers – du jazzman Louis Sclavis à Philippe Katerine -, se paie l’oiseau. Dans le studio Bagouet du centre chorégraphique logé aux Ursulines – ancien couvent promis prochainement à une agora de la danse -, elle réunit neuf interprètes de talent pour improviser et défendre une danse qui ne sait pas mourir. C’était déjà le propos de Fokine et de Pavlova : inventer un mouvement continu. Le cygne est tenace, méchant et revanchard. C’est ce que la chorégraphe s’applique à mettre en scène. Si l’animal malade meurt parce qu’il n’arrive plus à articuler ses poignets, les danseurs s’amusent ici à le blesser. Il pique du nez, fait des chutes vertigineuses. De dos (comme dans le film avec Pavlova) il bat des ailes, toutes maigres. Il sait aussi s’immoler avec un vieux bidon d’essence. Parfois, on peut penser que la chorégraphe et sa scénographe, Annie Tolleter, qui ouvre le studio sur la ville et fait couiner deux pendillons en plastique, ont pensé aussi au Jeune homme et la mort.

Ce qui intéresse ici, c’est la façon dont le mouvement est pris en charge par l’ensemble de la compagnie. Si l’on ne saisit pas trop la fonction des accessoires – nombreux -, on est happé par la respiration des mouvements qui meurent et reviennent. La danse est bien une histoire de reprise. Dans tous les sens du terme, reprendre pour répéter et porter un coup définitif à la mort, celle de la Table verte de Kurt Jooss, prémonitoire d’une guerre mondiale.


IMPRO. A aucun instant on ne fléchit dans ce spectacle qui rappelle qu’en 1907 un chorégraphe fit entière confiance à une danseuse en lui confiant 3’23’’ de plateau, en partant de sa propre improvisation. Chez Mathilde Monnier, les danseurs, qui ont déjà expérimenté l’affaire, savent tout de l’impro. Leurs personnalités mises en valeur, y compris dans des pièces plus écrites, sont sur le devant de la scène. Il faudrait les citer tous, les décrire pour mieux saisir leur engagement, leur manière sans trouble de penser l’histoire de la danse, sa liberté et ses entraves, et de proposer des gestes inédits, des mouvements involontaires mais assumés. Comme chez Pavlova, il s’agit de lignes franches et directes et de renversements, quand les articulations lâchent prise.

Pour le coup, on est projeté dans un espace sans espoir de réparation. Et même si Mathilde Monnier retient dans son spectacle d’une heure les fameuses 3’23’’ de Fokine, elle se débarrasse du cygne. Cette fois, il est vraiment crevé. Et les soubresauts mécaniques des interprètes le confirment, comme les musiques de la pièce, signées par cinq compositeurs, du plus « classique » au plus contemporain (Rodolphe Burger, eriKm, Gilles Sivilotto, Heiner Goebbels, Olivier Renouf).

Sur un spectre, Mathilde Monnier construit du vivant pour un collectif où chacun assure sa part soliste. D’un solo féminin qui marque une rupture dans l’histoire de la danse, elle compose une partition pour neuf personnes. Elle tord le cou du cygne, elle qui signa une foudroyante Antigone. Monnier n’a pas vocation à être une Léda.

 


Marie-Christine VERNAY