Avec comme prétexte l'incendie du Théâtre du Palais Royal, " A la renverse " de Mathilde Monnier se joue des incertitudes de la narration, fragmentant chorégraphie et texte, sur fond de clarinettes balkaniques. Fantasmagorique. Tornades d'ondes sonores, vents cycloniques, A la renverse, le spectacle de Mathilde Monnier, commence par un big bang de fin du monde présumé aussi puissant que celui qui l'aurait créé. Du magma acoustique, naissent des visions dantesques : corps pendulaires, tête-bêche, danseurs-cadavres, corps emmurés, empreintes de corps sur les briques calcinées. Sacrifice pour la fin du temps, pour faire naître un théâtre imaginaire, lointain, lieu idéal de la représentation qui abolirait le temps. Projection-fiction, flash-back, jour d'aujourd'hui ? Le spectacle va jouer sans cesse de l'indétermination de l'espace, de la vague mobile des souvenirs et des observations, des vraisemblances et des doutes du récit, des anecdotes crédibles, des plongées dans l'enfance idéalisée, pas dupe cependant de sa propre mystification. Chorégraphie et texte optent pour la fragmentation. La danse, jamais linéaire, fait apparaître des formes convenues, solos, duos, quartets, ensembles, pour mieux les détourner sur le champ. Tensions et relâchements agissent en opposition, non dans une dialectique abstraite mais pour réagir à la moindre sollicitation extérieure comme à se nourrir de sa nécessité interne. Apparaissent mille petits signes : un penché de tête, un dessin de doigts, un coulé de corps le long d'un torse, une fuite éperdue vers d'autres bribes d'histoires, d'autres silences. L'humour est en filigrane et la tendresse sous-jacente. Reste l'entêtement de recommencer ailleurs, autrement. Echapper à une histoire-cadenas où l'enfermerait la narration. Car la présence appuyée du danseur-narrateur, détenteur du verbe donc du sens commun, donne au spectacle sa justification fantasmagorique, dimension qui se nourrit de ses propres excès (la tirade sur les expressions où intervient le mot corps), de ses fonctions de gardien d'un musée imaginaire, de son rôle supposé de témoin dans l'incendie du Théâtre du Palais Royal en 1780, de ses manies de Monsieur Propre (il a la serpillière ménagère). Personnage à la Tandeusz Kantor, il n'hésite pas, maître-ès-balai-ballet, à interférer et entrer dans la danse. Hypothèse : la représentation serait le fruit soit de sa mémoire, soit de son imagination. Contrairement au morcellement de la chorégraphie et du texte, musique, lumière et décors interviennent dans leurs légitimes durées. La musique de Louis Sclavis (et celle, additionnelle de Christophe Séchet) est sympathique de l'ensemble. Le rapport du mouvement et du son s'établit à un degré quasi amoureux d'osmose. Nulle simplification du langage musical n'asservit une composante à l'autre, les clarinettes de Sclavis flirtent avec l'esprit du disque Clarinettes : même énergie, jusque dans le traitement des ballades, souffle inextinguible pour arpéger les répétitifs, coloration balkanique des mélodies intra-rythmiques, soins méticuleux de la prise de son et du mixage. Des traces d'incandescence que l'on retrouve dans le travail des lumières pour révéler la métallisation du pendrillon de fond de scène, pour éblouir le regard des danseuses, pour tracer le puits des échos, pour nimber de rouge le lointain jardin en regard du velours rouge des fauteuils rescapés de l'incendie du Palais Royal. Rares éléments prosaïques d'un décor fait d'éléments de ruines façon Anne et Patrick Poirier. Tant de richesses auraient pu ne pas s'additionner. Parfaitement maîtrisées pourtant, leur emboîtement accomplit le rêve, un rêve déstructuré, mais dont chaque parcelle et le tout implosent d'une charge idéale d'énergie. Avec l'humour comme charge d'incertitudes.

Jean MEREU
Libération
Jeudi 15 Mars 1990