Avec Mathilde Monnier, la danse est contemporaine

À trois mois d’intervalle, trois chorégraphes ont posé un acte artistique fort dans un contexte de perte du sens qui n’épargne pas la danse. Lors du dernier Festival d’Avignon, le Canadien Dave St Pierre avec Un peu de tendresse bordel de merde questionnait le lien amoureux, malmené par nos sociétés globalisées où presque tout se marchande. Début octobre à Nîmes, Anne Teresa de Keersmaeker avec The Song nous projetait dans un espace ouvert, loin des conventions, pour stimuler nos imaginaires dans un temps (1h50) particulièrement inhabituel. Au Centre Chorégraphique National de Montpellier, Mathilde Monnier revisite un bref solo mythique de la danse contemporaine,  La mort du cygne, écrit par Fokine en 1907 pour la danseuse Anna Pavlova. Elle l’étire tant et plus jusqu’à casser la corde qui enferme nos représentations sur le mouvement. Ce souffle novateur impulsé par le  collectif plonge à chaque fois le public dans un océan de sensualité où le corps du danseur catalyse des contraires pour restituer de l’humain, certes turbulent, mais magnifiquement vivant. Loin d’un propos conceptualisé, ces chorégraphes nous offrent la possibilité de questionner notre rapport à la danse, à notre futur pour nous conduire inéluctablement à interroger nos façons de communiquer.
À Montpellier, Mathilde Monnier a donc frappé fort. Neuf danseurs, vont et viennent suivant une même mécanique qui, tout en se perpétuant, change de forme et de nature. Une alarme retentit, le groupe avance puis s’effondre comme pris d’épilepsie, un solo émerge (une "mort du cygne" sans cesse réinterprétée), le chaos s’installe puis l’ensemble disparaît, happé dans les coulisses. Cette forme n’est pas sans rappeler les Flash Mob ("foule éclair" ou "mobilisation éclair") qui bouleversent les codes classiques de la manifestation en dynamisant le collectif à partir de l’outil interactif et participatif qu’est internet. Car cette danse est une riposte : réinventons le mouvement semble proclamer Mathilde Monnier, puisqu’il nous permet de mettre en dynamique notre vision d’un futur, dont l’espace s’est considérablement réduit !
L’urgence est palpable : alors que le présent file à toute vitesse, comment s’appuyer sur nos mythes fondateurs pour transformer notre avenir à partir d’une mémoire commune? Comment appréhender ce "cygne", symbole de notre angoisse face à un futur incertain? Mathilde Monnier et sa superbe compagnie de danseurs s’en emparent afin que ce solo révolutionnaire en 1907 (il signait un changement de paradigme entre le classique et le contemporain), le soit de nouveau en 2009, alors que nous vivons une grave crise de système. Elle  réussit ce pari d’articuler le solo (le sens) avec le groupe (la communication). Tout ce que la société du spectacle réduit, elle l’interroge pour nous propulser vers un changement de civilisation: pourquoi chercher à tout prix le mouvement s’il n’est pas vecteur de sens, si le corps nous empêche de nous confronter au "politique", s’il n’éveille pas une conscience individuelle et collective. À partir du mythe, elle nous permet aussi de questionner notre rapport à la danse, métaphore de l’articulation passé-présent-futur.
Pour nous aider, à l’image d’un match de rugby, de nombreux objets circulent, non pour leur fonction plastique, mais parce qu’ils sont vecteurs du mouvement. Ce collectif ouvre tellement l’espace, que cela en est prodigieux : la poésie finit par vous emporter. La danse est le groupe, le corps est la matière du sensible et nous sommes des spectateurs inclus dans le mouvement, car c’est à nous de relier pour sculpter ce corps social, seul espace où nous pouvons inventer notre futur commun. Pavlova 3’23 nous traverse, bien plus qu’elle nous tétaniserait par sa beauté. À côté des objets, viennent s’ajouter des rideaux de plastique noir, positionnés sur chaque côté de la scène, qui montent et descendent, et produisent un son quasiment "liquide", si cher à Christophe Haleb (chef d'œuvre présenté à Uzès Danse). Le fluide est partout et finit par vous caresser la peau comme chez Dave St Pierre où les corps glissent sur l’eau, tandis qu’une bâche du plafond tombe à terre et devient liquide mélodieux chez Anne Teresa De Keersmaeker.
Mais cette ouverture vers le futur serait impossible sans l’engagement des danseurs dans leur interprétation du solo. Cécilia Bengolea est impressionnante en Dalida fragile et évanescente, Olivier Normand vous emporte dans ses ondulations féeriques, I-Fang Lin vous écartèle avec son grand écart, Julien Gallée-Ferré vous subjugue dans sa fuite mortuaire, et Thiago Granato nous fait pitié en roi déchu. Alors que les musiques d’Heiner Goebbels et Rodolphe Burger finissent de vous envelopper, vous ne rêvez plus : la danse contemporaine a signé l’un de ses plus beaux manifestes pour un nouveau langage des cygnes.

Pascal Bély
www.festivalier.net - 18/10/2009