Mathilde Monnier, 43 ans, danseuse et chorégraphe. Préfère les physiques ordinaires aux plastiques stéréotypées.

 

Ils font cercle autour d'elle. Tous ces corps d'après-ballet, ces corps contemporains, assis en tailleur, en tenue quasi urbaine, pieds nus ou en chaussettes. Les rares femmes, plutôt en rupture : dodues, petites étranges. Les hommes plus nombreux, plus conformes, enlevés, élégants, sauf un mastard et un dégingandé. Ils écoutent Mathilde Monnier, chorégraphe et interprète, directrice du centre chorégraphique national de Montpellier et intellectuelle autodidacte, meneuse de revue radicale et chef de troupe déstabilisatrice. On est à la veille de sa dernière création, Déroutes. Il y sera question des rapports entre la marche et la pensée, comme elle s'est déjà saisie de l'autisme, de l'Afrique, de l'inconscient, d'Antigone... Elle parle doucement, avec un accent indéfinissable où se mélangent l'Alsace de ses origines, le Maghreb de son enfance, le Languedoc de ses destinations. Sans s'interrompre, elle agrémente son propos d'étirements et de contorsions qui, immédiatement, éclairent une silhouette gracile et mélancolique. Elle plaide pour "l'accueil de tous les les standards physiques", mais ressemble beaucoup à ces danseurs longilignes qui, dit-elle, ne l'intéressent plus. Elle explique : "On a trop vu les squelettes bouger, marionnettes toujours en tension. Le mouvement doit être charnel. Il n'y a pas que l'ossature qui vaille, il faut de la peau, du muscle, de la rondeur." Elle ajoute : "On a besoin d'un corps vivant, avec ses défauts, avec ses moments de vulgarité, d'un corps d'aujourd'hui." Elle insiste, parlant d'après-maternité en mère d'une fille de 10 ans : "Le challenge était d'en finir avec l'androgyne perpétuelle du Lac des cygnes, avec cet embrigadement intemporel des danseuses." Il y a son discours et il y a son corps. Très raccord avec les profils classiques qu'elle réprouve. Assez garçonne années 20, avec mèche blonde plus David Bowie qu'Helmut Berger. Visage où s'accusent l'angoisse de s'endormir sur ses acquis et la fatigue de se perdre dans des forêts obscures. Une collaboratrice : "Elle est toujours en alerte, ce qui ne veut pas dire alarmiste. Elle ne s'endort jamais. Elle aime la notion de danger et n'a pas peur des ruptures." Il y a aussi sa pâleur de fille de l'Est, sa tonicité raclée sur l'os et ses nerfs qui affleurent en force, en énergie, tant qu'on l'imagine revenir facilement à quai après de longues explorations intérieures, comme si elle était du genre à survivre à tout attentat autodéclenché. Elle dit, pourtant : "Je me suis beaucoup gâché le corps. J'ai été très maigre, limite anorexique. J'ai essayé la fatigue extrême, la violence de la scène, pour n'être plus qu'un corps, recherchant comme les sportifs, la décharge d'adrénaline." Bémol de Jean-Marc Urrea, son alter ego gestionnaire : " Elle peut-être dans l'épuisement total, le soir, et parfaitement remise le lendemain matin. Elle est d'une grande vitalité." Ces temps-ci, cette interprète d'envergure privilégie la chorégraphie mais continue à pratiquer, minimum une heure par jour. Elle convoque les gestes du yoga et du taî-chi pour adoucir l'effort, rompre avec la tension des rituels classiques. Et puis elle se promet d'y revenir, de toujours danser pour mieux vieillir, façon girafe transcendantale comme Merce Cunningham ou façon cormoran spectral comme Pina Bausch. Histoire de "résister", de refuser le chirurgie esthétique qui, parfois, "peut tenter". On ne dansait pas chez les Monnier. Ni au bal du 14 juillet, ni lors des fêtes de famille. Côté paternel, on est alsacien, entrepreneur, catholique, "moraliste et coincé". Côté maternel, on est parisien, intello et mondain, croyant et mystique. La famille compte même un cardinal jésuite mort en "épectase". Le père est un industriel du textile qui part tenter sa chance et fair fortune au Maroc. Ils sont 5 enfants. La petite Mathilde s'en souvient comme "d'un temps heureux, de lumière et d'ouverture au sein d'une communauté agrandie". Mais toujours, cette réserve, cette éducation sur son quant-à-soi, ce refus de la perte de contrôle. Retour en France. Etudes vacillantes, révélation à 15 ans, au hasard d'un cours de danse. Elle a trouvé sa voie. Unique et absolue. Elle passe son bac en candidate libre à Lyon où s'agglutinent alors ceux qui feront la danse contemporaine en France, Dominique Bagouet, Régine Chopinot, Philippe Decouflé, etc. Elle a toujours vécu son devenir-artiste en opposition à son milieu d'origine. Chez elle, on votait à droite même si, au temps de Giscard, sa mère s'est retrouvée à défendre les travailleurs immigrés. Mathilde Monnier, elle, professe des idées de gauche libertaire, en n'oubliant jamais de les réacclimater à son univers. La pornographie ? "Il serait grave d'interdire certains films." Et de préciser: "Si le grand public s'intéressait à la danse, beaucoup de spectacles seraient classés X." Pas vraiment les siens, plus réflexifs, plus introspectifs, même si elle s'interroge sur le voyeurisme déclenché et sollicité. La prostitution ? "Punir le client, c'est un cliché de droite." Et puis elle ajoute : "On va finir par devoir se cacher pour embrasser. Quels gestes va-t-on finir par supprimer ? C'est notre travail de repérer les modifications des gestes." La violence ? "Vouloir la contenir, la localiser, c'est une provocation à plus de violence. C'est un leurre absolu de vouloir pacifier la société." Et elle parle des voyages qui apprennent à relativiser. Dans ses créations, il y a aussi des corps qui se cognent, se mordent, naissent les uns des autres en aliens très normaux. Longtemps immergée dans son art et dans son corps, Mathilde Monnier ne cesse pourtant de vouloir y échapper. Elle se vivait en enfant "déplacé" dans sa famille et continue à croire qu'on choisit les siens. Elle ne cesse de vouloir subvertir et dérouter l'univers qu'elle a choisi pour sien. Elle a dissous sa compagnie pour en finir avec la relation grande prêtresse-fidèles exécutants, reconvoquant ses danseurs au coup par coup. Elle évoque la mise en réseau, on peut aussi parler d'insécurité ultralibérale. Ou de reconquête de légèreté par celle qui ne gagne que 3000 euros par mois. Surtout, elle va cogner son monde à celui des autres disciplines. Plus nobles ? Plus reconnues ? Elle improvise sur une conférence du philosophe Jean-Luc Nancy. Elle collabore avec Christine Angot, écrivain, ou Claire Denis, cinéaste. Elle se revendique du jazz, déclarant : "Il s'agit à la fois de donner des structures et une liberté totale à l'interprète." Elle lit Michaux, Kafka et Dostoïevski. Elle se méfie du cinéma, même de celui de Kiarostami, car l'image animée sature l'espace. Mais elle aime la photo, celle de Cindy Sherman, de Koudelka, elle qui a posé nue et dansante. Hors pudeur. Affirmant : "Je suis tiraillée entre l'abstraction et l'organique. Qui se cherchent l'un l'autre."

Luc LE VAILLANT
Libération
13 Décembre 2002