À Montpellier, Mathilde Monnier chorégraphie l'indicible. Lorsque Mathilde Monnier prend la décision de travailler avec un écrivain contemporain, en l'occurrence Christine Angot(1), ce n'est pas pour enjoliver la danse, ni pour donner une caution intello à son travail. Bref, il ne s'agit pas de (re)faire de la littérature, mais bien de se coltiner une matière qu'elle n'avait pas l'habitude de traiter. Après bien des peurs et des doutes (ne pas tomber dans les pièges de l'illustration, de la mise à distance, de la tenue en respect), les deux femmes se sont retrouvées. Entre autres, sur deux phrases : "Elles sont équilibrées ces petites" et "Arrêtez d'aboyer saloperie de chiens". Qu'est-ce qui aboie à l'intérieur de chacun de nous et peine à trouver ses mots, justement parce qu'il s'agit plus d'un cri que d'une phrase articulée ? C'est ce que met en scène la récente création du centre chorégraphique national de Montpellier : "Arrêtez, arrêtons, arrête". Dans le studio du centre, la scénographe Annie Tolleter a dressé une structure métallique, abritant une partie du public, dure et souple à la fois. L'idée du métal mêlée à celle d'une tige végétale. De façon plutôt directe, la danse vomit son petit peuple de désaxés, alors que le texte de Christine Angot, qui sème le doute entre fiction et réalité, emplit sans gêne l'espace. Il est dit, craché, vociféré, avalé par Mathias Jung. Les danseurs oscillent dans un mouvement constant d'approche et d'éloignement. Herman Diephuis se paie littéralement les barres verticales, comme on se paie un poteau. Salia Sanou, replié, est comme un enfant laissé sur le bord de la route. Rita Quaglia fonce, aveugle, comme si elle allait crever les yeux de quelqu'un. Seydou Boro (le seul pieds nus) porte le poids de son existence, se tord de rire ou de douleur, chasse les mauvais esprits. Dimitri Chamblas est le i vertical du mot cri. Corinne Garcia court comme une dératée, la tête lourde. Joel Luecht passe autour de son cou un collier de chien. Le spectacle ne nomme pas l'innommable, mais lui donne corps et parole. On s'étonne de la capacité des danseurs à aller chercher au plus profond d'eux-mêmes, de ce qui les fait tenir debout. Individualisés à outrance, ils deviennent anonymes, simples passants avec chacun sa façon de marcher droit ou de travers. On ne sait pas si on aime le texte, si on apprécie le spectacle, on a du mal à juger si tout cela est bon ou mauvais, consommable ou non. Quoi qu'il en soit, on a juste envie de vire le moment présent, sur le siège un peu dur. On se sent bien, libéré par cette danse, dans le corps du texte, qui fait des folies, ne sait toujours pas se tenir, fait un peu désordre, refuse obstinément, en tapant du pied, de rentrer dans le rang. (1) Ecrivain qui réside à Montpellier, auteur de "Vu du ciel" (Gallimard, 1990) et de "Les autres" (Fayard, 1997)

Marie-Christine VERNAY
Libération
26 Juin 1997