Création inattendue de Mathilde Monnier directrice du Centre Chorégraphique National de Montpellier. Une nuit poétique et belle comme un songe éveillé Dans l'histoire des arts, la nuit est avant tout un thème littéraire. On pense aux mille et une nuits orientales et aux rêveries à la belle étoile, dont parle Rimbaud. C'est devenu peut à peut un thème musical ( la nuit transfigurée de Schönberg, ou les nocturnes de Debussy), qui intervient aussi dans les arguments de ballet classique (la nuit de Gisèle ou du Lac des Cygnes). Aujourd'hui, grâce à des écrivains, la nuit est prétexte à une réflexion sur l'homme. Sur la part cachée - la part d'ombre - de son être. Telle est la perspective de Nuit, deuxième création à Montpellier, après Antigone, de Mathilde Monnier. La chorégraphe y invoque, parmi les textes qui ont animé sa pensée, ceux de Maurice Blanchot, mais aussi d'Hervé Guibert sur les aveugles. Sa nuit n'est pas une ouverture sur ces fêtes estivales dédiées à l'ivresse. C'est une descente en profondeur dans les souterrains de l'âme. Ces danseurs en outre, ont pris une part active à son élaboration, dans le travail de laboratoire qui précédait sa mise en forme, et dans les figures qu'ils proposent sur scène. On n'entre donc pas dans cette Nuit, selon des règles conventionnelles. La première étape réside dans un climat silencieux entre chien et loup où les corps des danseurs apparaissent, telles de fragiles lucioles, sous les bribes d'éclairage que diffusent des lampes électriques (prétexte dans la salle, encore pleine de lumière, à des chuchotis contradictoires, sinon agressifs). Une longue robe en velours jaune, avec ses bras tentaculaires, - un dessin de la plasticienne américaine Beverly Semmes - , enserre leurs évolutions de sa lumineuse étrangeté. Le spectacle ne commence vraiment qu'avec sa disparition progressive. La nappe d'ombre envahie la salle, puis les premier accords retentissent. Christophe Séchet a écrit une partition pour pianos préparés, selon le modèle du compositeur John Cage, à laquelle il insuffle des souvenirs de Bali. Elle architecture les tableaux qui se succèdent avec cette apparente incohérence que l'on trouve aussi dans la poésie. Tandis que le dispositif scénique imaginé par Annie Tolleter - trois immenses volets qui s'abaissent ou se lèvent (voûte céleste ou masse étouffante) - en définie le souffle. Essentiellement Mathilde Monnier a retenu de la nuit cette qualité de respiration. Une lenteur qui s'étire et propice à la veille. Des accélérations fugaces qui trouent par instants son cours. Elles suggèrent la façon dont les rêves se concentrent par moment, dans la durée du sommeil. Mais rappellent aussi ces conglomérats de matières qui constituent les trous noirs, dans la nuit cosmique. Il y a dans cette conception un désir d'universalité qui est la marque de la nouveauté, de l'inattendu, à ce titre dérangeant pour certains. Les couleurs des costumes délimitent les formes, comme dans un tableau à la fois figuratif et abstrait. Avant tout le noir et le blanc (mais encore le rouge, le violet ou le vert transparent) qui est aussi la couleur de la peau. Celle qui se dénude, jusqu'à atteindre la fragilité de l'épiderme, et laisse le danseur quand cela arrive, offrir la part la plus intime de lui-même. Les neuf interprètes de la compagnie sont d'origine différente. Deux, qui participaient déjà à la création d'Antigone sont africains. La chorégraphie offre le très sage de leur imaginaire. Danser cet imaginaire (on ne pourra guère qu'en effleurer ici la richesse) constitue alors la part la plus inventive de la chorégraphie. Non pas qu'il y est la découverte de pas nouveaux : Mathilde Monnier conserve intacte un vocabulaire, où les grand jetés, les portés écartelés, l'extraordinaire vélocité des bras, - animés, semble-t-il, d'un vie propre -, déterminent l'essentiel. Mais on repère, dans l'articulation des formes juxtaposées (solos, duos, rarement des mouvements d'ensemble) comme un essai, plutôt fascinant, pour outrepasser les conventions de la danse contemporaine. Force des apparitions alors. La berceuse espagnole de Germana Civera dite d'une voix grave, le visage entièrement voilé de sa chevelure. Le corps couvert de bougies allumées d'hermann Diephuis, qui s'offre comme un Saint-Sébastien. Les ligne pures de Rita Quaglia découpant la souffrance du corps, et qu'une main en ombre chinoise tente d'atteindre. Les figures fières qu'institue avec ses jambes interminables, Eszter Salamon. Le grand vol de rapaces, avec son bec d'aigle de Seydou boro. Les transes vibrantes de Salia Sanou accompagnant la pénombre qui tombe sur les dernières minutes du spectacle. Images fortes définitives. Mais qui disent avec l'humilité d'un créateur, à peine en train de déchiffrer si les signes ténus d'un territoire encore méconnu, comment sa culture blanche s'est laissée imprégner de la nuit africaine. Avec sa vie, ses rites, ses souffles étranges et son incomparable densité.

Lise OTT
Midi Libre
29 Juin 1995