Jakob Lenz, grande figure littéraire tourmentée du XIXè siècle, est à l'origine du travail de Mathilde Monnier sur la marche comme danse. Avec le texte " Lenz " de Georg Büchner, elle s'éloigne pourtant de la thématique du déséquilibre mental que l'on connaît de ce " fou marchant " pour se plonger dans une écriture simple et abstraite, à la composition complexe. En pleine création, la chorégraphe nous livre quelques confidences sur son spectacle. Votre nouvelle pièce est une incursion dans le monde du théâtre au travers des deux figures que sont Jakob Lenz et Georg Büchner. Qu'est-ce qui vous a attirée vers ces deux poètes ? Mathilde Monnier : Je ne parlerais pas d'une incursion dans le domaine du théâtre : le texte " Lenz " est surtout un texte de littérature plus qu'un texte de théâtre, bien qu'il ait été joué en opéra. C'est le récit qui m'intéressait là. Mais c'est juste un point de départ, et c'est le personnage de Lenz, et avec lui sa marche, qui m'ont attirée. Le spectacle s'est peu à peu éloigné d'une interprétation du texte. J'ai surtout travaillé sur le moment où le personnage de Lenz traverse la montagne, et sur le point de vue de cette marche à travers le paysage extérieur, et le point de vue du poète car Lenz était lui-même un poète. C'est finalement plus la figure ou le personnage qui est au cour de la danse, plus qu'une ouvre littéraire. M. M. : Tout à fait. C'est vraiment la figure de ce marcheur, de ce voyageur. A la limite, cela aurait pu être un autre texte, mais il se trouve que c'est celui-là. Le texte " Lenz " de Büchner raconte, surtout dans sa première partie, la traversée de ce poète dans la montagne, qui va rejoindre un pasteur. J'ai travaillé sur les quatre ou cinq premières pages, exclusivement sur la traversée dans ce paysage extérieur, sur sa façon de vivre ce paysage comme paysage intérieur, avec une espèce de confusion d'espace entre ce qu'il projette de ce voyage et ce que l'espace est réellement. A travers cette marche ou cette circulation, considérez-vous Lenz comme un danseur ou vos danseurs comme des émanations de Lenz ? M. M. : Non, nous sommes vraiment ancrés dans la réalité d'aujourd'hui, et il n'y a pas d'illustration ou de réappropriation du personnage par les danseurs. C'est plus une réappropriation de la marche elle-même. J'ai demandé à chaque danseur de travailler à un parcours qui lui soit propre, un parcours d'espace ou un parcours mental. Aujourd'hui, nous sommes plus dans l'idée de chemin, de passage, de croisement, sur l'idée de se croiser sur un plateau, sur la façon d'être tout le temps sur des chemins et non pas dans un espace fixe. Finalement, de l'idée première de travailler sur un auteur, on se retrouve face à de la danse pure, un moment naturel de danse. M. M. : Oui, ce qui est drôle, c'est que c'est un moment de danse, et aussi une marche comme danse. Et c'est la grosse difficulté : comment la marche peut-elle devenir une danse, tout en restant de la marche, sans s'enfermer à l'intérieur de cela ? Au bout d'un moment, la marche est fascinante. La marche est universelle, mais propre à chacun ; c'est le mouvement le plus quotidien et en même temps le Ba ba de la danse, le point de départ, le squelette de la danse. Pourtant , il y a des thèmes qui tournent autour de Lenz et qui sont très forts, comme la folie, le désir inassouvi, et qui auraient pu être des moteurs pour la recherche d'états de corps particuliers. A l'inverse, vous partez sur quelque chose de très simple. M. M. : Très simple, mais en même temps, si je me suis tournée vers la marche, c'est parce que c'est une avancée vers le chaos de Lenz. C'est une marche qui va aboutir au développement de sa folie, en crescendo. Je voulais traiter cette forme de prémonition de l'espace chaotique plutôt que l'espace chaotique réellement. De fait, l'accentuation des marches dans le spectacle mène à un état qui est chaotique, alors que chacun ne l'est pas. C'est une circulation en perte de vitesse, plus qu'une démarche sur la folie. Vous réunissez treize interprètes. Quelle part de création laissez-vous aux danseurs ? M. M. : Une grande part. Plus que sur mes pièces précédentes, j'ai demandé à chacun d'avoir une véritable démarche, et c'est un travail assez mental, car le parcours de chacun est aussi lié à sa posture aujourd'hui dans la danse, sa réflexion sur le mouvement, la manière dont il traverse son métier aujourd'hui. J'ai travaillé avec chacun séparément au début, puisque chacun a sa partition. Cela veut dire beaucoup de solos ? M. M. : Non, chacun a sa partition, qui est la base avec un point de départ et un objectif dans la pièce. Mais après, j'ai voulu une superposition de trajets, avec différents types de liens qui se créent. Chacun se projette dans son propre voyage. Le voyage se fait dans la relation, dans la traversée. C'est l'éphémère de la rencontre, il y a une certaine légèreté, un certain humour malgré la composition complexe. Légèreté et humour : ce n'est pas ce à quoi l'on s'attend pour un spectacle qui s'appuie sur l'histoire d'un homme instable psychiquement, d'autant que l'on vous sait proche du domaine hospitalier avec votre travail auprès des autistes. M. M. : J'ai fait deux pièces sur l'enfermement, et aujourd'hui je ne veux pas revenir dans cette thématique. La pièce ne traite pas de la folie, mais de la circulation, qui me semble aujourd'hui tellement forte dans ce que l'on vit, où tout est tellement dans le passage. C'est vraiment le trajet, le passage, la marche. L'idée de la marche comme point de départ de la danse m'est très importante. Cela fait aussi référence à une partie de l'histoire de la danse américaine. M. M. : Tout à fait. C'est aussi sous-jacent, bien que je ne le traite absolument pas comme Yvonne Rainer, qui l'a décidé comme un acte politique, et cela ne peut-être fait qu'une fois. C'est plutôt dans Déroutes un acte poétique.

Nathalie YOKEL
La Terasse
Décembre 2002