Jubilations à l'unisson


Plus qu'elle ne la subvertit, Mathilde Monnier réinvente une modulation contemporaine d'une forme jusque là réservée au ballet classique et autres machines du pouvoir ou du divertissement

Tempo 76, dernière pièce de Mathilde Monnier, laisse un goût très étrange. Au demeurant réjouissant. Mais peut-être agaçant (une tension salutaire ?)
Elle s'inscrit dans la lignée des « grandes » pièces (cf. Les lieux de là, Déroutes, Publique, frère&soeur) où la chorégraphe réunit des effectifs importants, les conduit jusqu'au plateau sans y monter elle-même, pour essorer des principes d'écriture chorégraphique faisant droit à un questionnement du monde aux franges du philosophique. A côté de cette lignée majeure se distinguent des pièces à effectifs plus sobres, auxquels se mêle volontiers Mathilde Monnier en personne, dans des rencontres circonstanciées autour de thématiques resserrées, ponctuellement singulières, voire teintées de fantaisie (cf. Allitérations, La place du singe, 2008 Vallée). Or Tempo 76 présenterait le déploiement structurel des premières, tout en se laissant gagner par l'esprit bondissant des secondes.
La page est tournée, en tout cas, du souvenir erratique laissé par frère&soeur. Aujourd'hui Tempo 76 rayonne d'une détermination d'écriture, d'une maîtrise de composition, conduite de propos et tenue du souffle de bout en bout, qui impressionnent. Une chorégraphe est à la barre alors même qu'elle se confronte à une figure chorégraphique qui traduit, par excellence, l'ambition de l'unité parfaite. Soit la figure de l'unisson, cultivée en ce sens par les corps de ballet classique, et répudiée tout autant par une danse contemporaine fort soupçonneuse à l'endroit de ses implications idéologiques. Tant il ressort de surcroît que ces mêmes principes de l'unisson règlent nombre de divertissements populaires (majorettes, ballets aquatiques), et démonstrations disciplinaires (cérémonies totalitaires, défilés militaires...)
Comme souvent dans le cas de Mathilde Monnier, on se fourvoierait à attendre qu'elle en traite sur le mode de la subversion et de la table rase. L'approche se fera plutôt de biais, pour mieux travailler de l'intérieur, sur le mode de décalages autorisant de nouvelles articulations. Cela par la conviction que le sens des dispositifs ne tient pas d'essences intangibles, mais de la façon dont s'y investit la performativité des mises en relations. Si bien que Tempo 76 ne se livre à aucun jeu de massacre sur la figure de l'unisson (à cet endroit, il serait bien de se souvenir d'une précédente pièce, Rose, par laquelle - hélas trop brièvement - Mathilde Monnier détournait, de manière toute jubilatoire, le potentiel virtuose du Ballet royal de Suède). Tempo 76, cette fois, invente une modulation contemporaine de l'unisson ; ambiguïtés comprises.
Déjà le titre de la pièce suggère un parti de grande constance rythmique, en lieu et place des acmés qu'appellent les grandes compositions classiques, ou de pur divertissement. Quelque chose de sourd, de grave, de subtilement obsédant dans la durée ample, empreint la communauté des neuf danseurs de Tempo 76. C'est du reste un procédé très nouveau, imperceptible à l'évidence du regard des spectateurs, qui règle implacablement leurs évolutions, comme s'ils étaient placés sous contrôle.
Mais l'ambition principale de la pièce tient au décloisonnement de la figure de l'unisson, ici reconnectée sur l'ensemble des pulsations rythmiques du monde. Si une inquiétude tenace émaille Tempo 76, elle tient vraisemblablement à la conscience, aujourd'hui concrètement aiguisée dans les communautés artistiques, de l'émergence de nouvelles oppressions et aliénations nichées au coeur même des processus éclatés et diffus de production. On a voulu croire ceux-ci uniformément émancipateurs, quand ils profilaient une conformation des artistes travailleurs à des modèles de précarité statutaire libérale.
Sur scène, cet élargissement du propos se traduit en enjeu scénographique (Annie Tolleter) : sur l'intégralité du plateau pousse une pelouse uniforme, tandis qu'une paroi coulissante en trois quarts fond de scène instaure un hors champs massif, favorable aux apparitions, escamotages et disparitions, déjà permis par l'ouverture de toutes les issues latérales. Un régime supérieur de pulsation imprègne la situation scénique, tandis que les interprètes sont indéfiniment de passage, dans le contact au monde, vivifié de chlorophylle morne.
Sur le plateau stricto sensu, ils se livrent à une profusion d'actions, qui n'ont de cesse d'iriser l'unisson avec des nuances de tendresse, des éclats d'incongruité, des vibrations d'attentes, des frissons insolites. Une vaste gamme de dissociations ponctuelles, inductions et inférences, déclinaisons et variations, n'ont de cesse de faire éclater à la face du monde l'irrépressible singularité de chaque personnalité dansante, relevant les points de la trame unifiante. Les qualités qui en découlent tiennent l'attente en haleine, tant ces unissons sont, en définitive, plus riches et intenses que tout ce que les modèles anciens n'ont jamais obtenu, alors même qu'ici s'emploient sur scène des forces de contradiction qui en démontrent l'impossibilité. Toujours le singulier résiste à l'uniformité, tandis même que la figure collective se forme. Une savoureuse ironie, un travail - pas toujours convaincant, au reste - sur l'organicité collective des rires et des larmes, une entrée en palpitation du décor lui-même, rehaussent l'impact spectaculaire, voire séduisant, de l'ensemble.
Car l'ambiguïté de Tempo 76, en élargissant considérablement les horizons de l'unisson, est d'en rafraîchir les puissances de séduction. Dans l'ancienne manière, l'unisson exerçait un pouvoir de fascination manipulatoire, par là suspect. A la manière de Mathilde Monnier, l'unisson étrangement devenu divers dispense des effluves jubilatoires. Or c'est toujours de l'unisson, ce qui ne va pas sans gratifier l'attente d'un spectateur non fâché de renouer avec des sensations de connaissance, venues border une pièce d'une belle intelligence. Non, décidément, le goût particulier de cette figure chorégraphique n'est pas près de se dissiper. On peut s'en agacer, après s'être réjoui.

Tempo 76 a été créé le 25 juin au Théâtre de Grammont, dans le cadre de Montpellier Danse 07


Gérard MAYEN

Mouvement

Publié le 02-07-2007