La Place du singe

Un duo à fleur de nerfs de Christine Angot et Mathilde Monnier sur les paradoxes de l’être bourgeois.

Ses talons claquent, avec la hargne fébrile de ceux qui ont décidé de passer à l’acte, enfin. Christine Angot, jeans et chemise noire très Saint-Germain, s’assoie à la table qui trône dans la blancheur clinique du plateau. Mathilde Monnier, le corps tendu comme un poing serré, se tient à l’arrière. Elles vont déballer. Questionner. Leur cible ? La bourgeoisie, ses promesses de bonheur frelatées, ses codes de distinction sclérosants, son emprise insidieuse comme modèle dominant. « Mathilde Monnier est née dans une famille bourgeoise d’industriels alsaciens de Mulhouse. Dans laquelle elle ne s’est jamais sentie bien. On ne se sent donc pas bien dans la bourgeoisie ? Pourtant c’est notre modèle à tous, pourquoi ? Et moi, quelles sont mes racines sociales ? ». Christine Angot, elle, a toujours claudiqué entre le milieu maternel de commerçants, qu’elle toise d’un doux mépris, et le sérail intellectuel parisien de son père, qui ne l’a pas reconnu et qu’elle rencontre à 14 ans. Elle a toujours oscillé entre fascination et détestation extrême. Huit ans après Arrêtons, arrêtez, arrête, l’écrivain et la chorégraphe renouent leur dialogue pour exciser cette douleur rageuse : celle d’appartenir à un milieu que l’on vomit en même temps qu’il vous constitue.

Entre rejet et appartenance
Agrippée à son pupitre, Christine martèle les mots. Elle raconte. Son enfance, l’adolescence, l’inceste. La colère au bord des lèvres. Elle effeuille l’album de famille. Et dézingue sec : la douce tyrannie des appartenances, les rancoeurs ravalées, l’obscénité des larmes, le geste large quand il faut, les bons sentiments, les maisons secondaires, les promenades en forêt et les pots de Premières… Car plus qu’une classe, la bourgeoisie se veut un art de vivre, un parangon du bon goût. Elle sait les belles choses, « adoube » ses artistes, possède le sens du raffinement. Tandis que la parole frappe, décharge trop longtemps contenue, Mathilde grimace, pleurniche, éructe, la voix empêchée de trop d’interdits, de trop d’émotions rentrées.  Elle fait mine de tirer. Les balles sifflent. « Arrête ! » lui lance Christine comme on houspille une gamine. Mais Mathilde continue, elle re-par-court les âges de sa vie. Elle fait le singe. Son corps se tord, vrillé de l’intérieur par la révolte ambivalente entre « être dedans » et « être contre ». Car c’est bien ce paradoxe-là, à la fois intime et sociétal, que pointe La Place du singe : le tiraillement irrésolu, douloureux, au sein d’une même étoffe, entre rejet et appartenance, la contradiction intrinsèque dans laquelle l’identité doit pourtant bien tenter de se définir. Ces deux femmes l’expriment dans leur chair, chacune à leur manière, au plus près d’elles-mêmes.

Gwénola David
la terrasse
3 novembre 2005