Bourge de là

Corrosive et explosive, l’attaque en règle menée contre la bourgeoisie par Christine Angot, Mathilde Monnier et Annie Tolleter tapent dans le mille. Fortissimo

Un plateau blanc comme une page vide, immaculé, aveuglant. La couleur de l’effroi, selon Melville. Un plateau où prennent place table, chaise, micro et une sorte de tabouret comme on en voit dans les cirques, quand les dompteurs font parader bêtes, fauves, singes ou éléphants sur la piste. C’est dans cet espace clinique qu’interviennent – sans marquer de temps d’arrêt, ni de pause – Christine Angot, écrivaine, Mathilde Monnier, danseuse et chorégraphe, et Annie Tolleter, scénographe. Toutes trois affairées à des tâches distinctes, quand elles ne parasitent pas les actions en cours : c’est clair, l’impact du mot « bourgeoisie » résonne d’abord et toujours individuellement et ne croise les trajectoires de l’autre qu’au hasard de chausse-trappes communes, d’impasses partagées, de rendez-vous manqués.
« Il y a ceux qui maîtrisent tout et d’autres rien », jette d’emblée Christine Angot. L’attaque en règle menée par ces trois femmes contre la bourgeoisie, comme milieu d’origine – au travers des mots de Christine Angot, de la danse tour à tour fantasque, joueuse ou tremblante de Mathilde Monnier et de l’encombrement progressif du plateau par les accessoires qu’y entasse Annie Tolleter – tape dans le mille parce qu’elle épouse la forme et le contenu d’une conscience « innocente » : celle de l’enfance.
De là date leur refus viscéral de répondre aux attentes de leur famille d’origine : Christine raconte, évoque et démarre en trombe sur la question du bonheur pendant que Mathilde joue aux gangsters et tire à vue sur le public avec un flingue imaginaire. La bande-son répercute son jeu et lui répond, d’autres tirs traversent  l’espace et son corps réagit, se cabre, court en tous sens et gêne la narratrice : « Arrête, Mathilde. » Il y a un jeu de miroir dans cette injonction où se reconnaissent mutuellement les deux filles de familles bourgeoises, des industriels de Mulhouse pour Mathilde, des intellectuels parisiens pour Christine. Quoique, pour cette dernière, c’est plus « boiteux » : elle est bâtarde, fille d’une mère juive commerçante et d’un père bourgeois qu’elle découvre adolescente, et qui la cache longtemps à sa famille.

Mais on est loin d’un pur récit, contrôlé à l’extrême, confiant dans sa structure : le corps de Christine Angot, qu’elle se balance sur sa chaise ou arpente le plateau, en dit autant que ses mots, sarcastiques, précis et sans appel. Quant au mutisme de Mathilde, seulement interrompu pour singer la parole creuse et grinçante d’une bourgeoise, il se coule  dans une danse proche de la grimace et du repli.  Seulement vêtue d’un slip, elle déploie une gestuelle circulaire, proche  du butô dans son refus du beau et sa volonté d’exprimer l’indicible, la révolte, la haine de l’apparence.
Coincée, prostrée dans l’amas de tables qui envahit le plateau, ou les pieds pris dans les plis d’un drapeau français, elle revient vêtue de couleurs vives pour chanter, en duo avec Angot, ces paroles tendres de Jean-Louis Murat : « Qu’entends-tu de moi, que je n’entends pas, ami réponds-moi, qu’aurais-je oublié, devrais-je en pleurer… » Et ce qu’on entend, nous, lorsque le noir se fait, ce sont ces mots dits par Angot, à propos de ses demi-frère et sœur, devenus des « bourgeois strasbourgeois » : « Je suis encore jalouse de vous. » C’est à dire, hors de son cas précis, la rémanence des souffrances de l’enfance, cet âge – ou cet ange ? – gardien de notre identité mouvante.

Fabienne Arvers
les inrockuptibles
du 13 au 20 juillet 2005