La tournée des grands ducs et des petits
 
Rude semaine pour la critique. Pas question, bien sûr, de ne batifoler que sur les cimes : on se doit d’aller au charbon, tout en gardant, autant que faire se peut, sa fraicheur d’âme.
Justement, elle relève à peine du Forum qui clôture le Festival international de la danse de Paris et qui mérite, cette année encore, le Grand Prix de l’assoupissement. La « Passacaille » de Josiane Rivoire (Bach = fous rires nerveux), « l’Exil, le temps », d’Anne Dreyfus (envols tourmentés dans le style de Jiri Kylian), et les banals enchaînements de Nina Wiener, défendus, il est vrai, par des danseurs expérimentés, ont du moins le mérite de ne lui laisser aucun souvenir. Et pourtant, un public innocent est là, qui ne s’enfuit pas. La critique s’interroge, et continue sa tournée des grands-ducs.
Au centre Wallonie-Bruxelles, le Théâtre contemporain de danse, jusqu’ici plus inspiré dans ses choix, présente quelques sympathiques agités du bocal. La critique reprend espoir. Pas pour longtemps. C’est qu’elle est toute petite « laP’tite Danse d’Alice », solo de Bernard Glandier, un ancien de chez Bagouet. Marches en cercle ou en ligne, coupées de menus gestes : quinze minutes d’une stratégie de l’absurde. Du même, « Basse Altitude » exploite aussi ce vocabulaire balbutiant.
Il y a pis. Fuyez, si d’aventure vous le rencontrez, « Dix huit cent quinze », d’Yves Musard. Le programme invoque « l’amour, la mort, la guerre, la fête ». Mais la critique a beau écarquiller les yeux, elle ne voit que trois fantassin maldroits aux prises avec un drap rouge et quelques allusions militaires. L’infortunée s’accroche comme à une bouée à la pièce qui réunit Dominique Boivin, Pascale Murtin et François Hiffler. Mais la malédiction se poursuit : « les petites fourmis respirent encore », ne mériteraient qu’un silence consterné si Boivin n’avait souvent fait preuve d’une imagination poétique. La critique se ronge les sangs. Faut-il érinter le spectacle ? C’est cruel. Envoyer ses lecteurs au casse-pipe ? Ce serait déloyal. Elle se contente de douter d’elle même et de la danse. A Pavillon-sous-Bois, « L’Etat des mouches », de Lila Greene, d’un ennui à décrocher la mâchoire, n’arrange pas son moral. Lourde d’angoisse métaphysique, la critique repart dans la nuit, persuadée qu’elle exerce le dernier des métiers.


Elle se traine au théâtre de la Bastille (une adresse fiable), se laisse choir sur son siège. Noir, silence, et enfin, juste ciel, le miracle ! Signé Mathilde Monnier et Jean-François Duroure, deux noms qui font désormais battre le nom des programmateurs. Avec un regard aigu très actuel sur le couple et une énergie électrisante, « Pudique acide » témoigne d’une rencontre, à New York, l’an dernier, entre deux exilés du Centre national de danse contemporaine d’Angers. Souples et anguleux, semblables et différents, ils s’élancent, bondissent, se surveillent du coin de l’œil, combattant l’un à l’autre accrochés. Quand la fatigue les prend, ils se reposent en parenthèses contrariées, en initiales entrelacées, et repartent de plus belle, aux forts accents de la musique de Kurt Weill.
Le rêve se poursuit avec « Extasis », récemment créé à la maison de la danse à Lyon. Misant sur le fétichisme des costumes, les jumeaux androgynes contemplent longuement l’assistance avant que naissent, sous leurs pas accordés, des images de communion, des poses en chiens de faïence, des fantasmes de mariage, de meurtre aussi : la musique est de Bernard Herrmann, le compositeur d’Hitchcock.
Des emplois du temps discordants (Mathilde Monnier danse chez François Verret, Jean-François Duroure chez Pina Bausch) et la hantise du train-train les amènent à espacer les spectacles. Scrutez les programmes !
Reprenant goût à la vie, la critique sifflote et gambade. Ne fait-elle pas, après tout, le plus beau des métiers ?
 
Simone DUPUIS
L'Express - 6 au 12 décembre 1985