DEPUIS longtemps, Mathilde Monnier a décidé de ne pas donner du temps au temps. Au cours du seul mois de juin 1996, la chorégraphe présente sa dernière création, L'Atelier en pièces, à la maison de la culture de Bobigny avant de la montrer à Avignon ; elle est l'invitée d'honneur des Rencontres internationales de Seine- Saint-Denis, dont elle préside le jury ; elle vient de trouver un comédien pour une reprise de rôle et a modifié son oeuvre en fonction de ce changement il s'agit d'être prêt pour le Festival ; elle se rend chaque mercredi à l'hôpital de La Colombière pour travailler avec des autistes ; elle surveille les travaux du couvent des Ursulines, qui accueillera à la rentrée le Centre chorégraphique de Montpellier, qu'elle dirige depuis 1993 ; elle emmène à l'école, aussi souvent qu'elle le peut, Gala, sa fille. Quand on sait à quel point extrême la chorégraphe s'engage dans tout ce qu'elle entreprend, ses nuits sont forcément plus courtes que ses jours. Il ne faudrait pas croire pour autant qu'elle court après le temps. Mathilde Monnier n'a rien à rattraper, aucun passage à vide à combler : elle n'a connu que des succès, une carrière ascendante. Elle a même été " une enfant chérie " de la jeune danse française quand, en 1984, elle chorégraphiait avec Jean-François Duroure Pudique acide, créé à New York, et Extasis, en 1985, à la Maison de la danse de Lyon. Une danse survoltée, emportée par la jeunesse, le bonheur d'être là. Certains croient voir dans le titre de ces deux pièces une espèce de " LSD revival ", alors que seule la vitesse époustouflante de leur danse est psychotrope. MANIFESTE DU CHANGEMENT Après Mort de rire, en 1987, Mathilde Monnier et Jean-François Duroure se séparent. La santé de Duroure l'exige. Celle qui se plaisait à paraître androgyne, brosse blonde, corps délié de garçon perché sur de hautes jambes, part à la recherche d'elle-même. Le résultat est imprévu. Elle invente le troublant Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt. Avec cette pièce, elle nous fait savoir, avec encore beaucoup de gaieté, de facéties, qu'elle a décidé de ne plus cacher, d'oser son côté noir. A la renverse (1989), par son titre même, est un manifeste du changement. Des êtres pris au piège dans des nacelles tentent d'échapper à un incendie : un feu dévorant consume la chorégraphie. La trajectoire Monnier est entamée. Par la tangente. Car elle avance en crabe, avec obstination. De pièce en pièce, on la sent, au bord de l'asphyxie, chercher une issue de secours à sa danse. Une vraie bagarre qu'elle mène contre et avec elle-même. Elle reprend souffle en improvisant avec des musiciens de jazz. Louis Sclavis, l'homme-orchestre avec lequel elle crée Chinoiseries, signera avec elle, d'une musique si belle à danser, Face nord (1991) ; les corps se perdent, s'empêtrent dans une forêt de bambous plantée sur la scène. La pièce est une réussite formelle, chorégraphique, musicale. Mathilde Monnier n'a pas fini de creuser. Elle serre les dents. Après le jazz, elle tente les claquettes, et invente Dimanche, un duo pour jeunes danseurs, sur la scène du Théâtre de la Bastille à Paris. Dans Ainsi de suite, inversant le rapport entre maître et disciple, elle invite sur scène la chorégraphe Viola Farber, qui l'a formée au centre national de danse contemporaine d'Angers, au début des années 80. Henri Texier et Louis Sclavis les accompagnent. Cela se passe au Festival d'Avignon, en 1992. Elle cherche, à l'évidence, à enraciner son geste dans une histoire qui ne lui échapperait pas. Toujours là où on ne l'attend pas, c'est à travers l'Afrique, où elle a passé une partie de sa jeunesse, qu'elle entrevoit la liberté promise. Fallait-il qu'elle veuille le retrouver, ce geste dont la nécessité ne se discute pas, pour aller le redécouvrir du côté de l'enfance ! Au Burkina Faso exactement. Elle donne des stages, mène des auditions, filme, rencontre de merveilleux danseurs, commence à se sentir en terrain sûr, revit. Ici, le geste du danseur a une mémoire, un sens profond, caché. Ici, la danse est au coeur de la vie. Elle décide d'une création qui mêlerait danseurs français et burkinabés. Autour de la figure d'Antigone qui a son équivalent dans le patrimoine culturel du Burkina , elle invente, tout en laissant un champ très libre aux danseurs africains, une danse pleine de santé qui, si elle parle de sacrifice, évoque surtout celui que la chorégraphe consent à la danse occidentale, qu'elle n'aime plus. Pour Antigone est un triomphe (1993). Mathilde Monnier est nommée à la tête du centre chorégraphique de Montpellier. Fortifiée par son expérience africaine, elle prend le risque d'accepter la succession de Dominique Bagouet. Deux danseurs-chorégraphes burkinabés restent dans sa compagnie : Seydou Boro et Salia Sanon. Mathilde Monnier est née à elle-même. En un an, son visage a pris des tonalités de chef de tribu. On sent sa poigne, qui n'est pas de velours. Nuit peut arriver. C'est un hymne nocturne dédié au féminin retrouvé, accepté. Avec cette danse-là, la plus belle, elle s'installe officiellement à Montpellier. La jeune femme a retenu la leçon africaine : la danse n'existe que si elle reste une terre d'aventure, d'espaces à conquérir, d'exploration de soi-même. EMMURES DANS LE SILENCE Depuis longtemps, la chorégraphe souhaitait entreprendre un travail avec des gens emmurés dans le silence. Elle attendait d'être prête. Ces travaux, qu'elle a commencés il y a deux ans avec des autistes, lui ont inspiré L'Atelier en pièces. Il s'agit là d'un work in progress. Pas plus de deux cents spectateurs à chaque représentation. Les danseurs sont placés au centre du public. Benjamin Massé Lassaque, un jeune garçon autiste, était sorti de lui-même pour être le meneur de jeu des dérives silencieuses des danseurs. Les rôles étaient inversés : il incarnait le bonheur. L'Atelier en pièces se dansera dorénavant sans lui. Différent forcément. Moins fort, c'est à craindre. Mais toujours avec les danseurs d'exception de la compagnie. Citons-les : Lluis Ayet, Germana Civera (lire page VIII), Herman Diephuis, Corinne Garcia, Joel Luecht, Rita Quaglia, Eszter Salamon. Tous engagés autour de Mathilde Monnier. Tous persuadés que la danse est une responsabilité à partager au coeur de la cité. Et pas seulement en scène.
Dominique FRETARD
Le Monde
4 Juillet 1996