Ne pas rater ces correspondances

« Un bon penseur doit être un bon danseur », disait Nietzsche. Peut-on penser la danse ? Jean-Luc Nancy torpille la notion même d’« objet philosophique ».

Allitérations, de Jean-Luc Nancy et Mathilde Monnier,
Éditions Galilée, 2005, 150 pages, 24 euros.

Le philosophe Jean-Luc Nancy et la chorégraphe Mathilde Monnier ont entamé par courriel, en 2003-2004, une correspondance insolite qui vient de donner un livre passionnant (1). La cinéaste Claire Denis participe à cet échange subtil entre une praticienne du corps en mouvement et un homme à la pensée infiniment mobile.

« Un bon penseur doit être un bon danseur », disait Nietzsche. Peut-on penser la danse ? Jean-Luc Nancy torpille la notion même d’« objet philosophique ». La forme du livre - épistolaire - constitue une légère déstabilisation. La danse connaît un temps d’invention particulièrement vif à notre époque. Elle est unique car elle s’apparente au premier mouvement de l’être. Le corps, dans sa forme native, n’est-il pas déjà une mise en rythme ? Le nouveau-né, cette petite boule enclose, « se déplie, se décolle ».

Le corps, conçu « comme une certaine division de l’espace », se différencie à mesure qu’il grandit, à commencer par les doigts de la main. Ces mêmes doigts qui plus tard seront si souvent sollicités sur les plateaux. Il y a donc là, dès l’origine, toute une « danse des cellules ». À l’instar des autres arts, la danse fait du sens hors de tout sens. Comment ? Sa spécificité, sa radicalité, c’est son moyen : le corps propre de l’artiste. Il se présente, sans autre médium que lui-même. En danse, il n’y a donc pas d’outil entre l’art et l’artiste. Le corps est le moyen et la fin, les deux se recouvrent. « Ni narcissique, ni autiste, ni égocentrique mais dans un rapport immédiat à soi. » Jean-Luc Nancy parle d’« immanence de la danse au corps ». C’est d’autant plus visible avec la danse moderne, puisque la discipline se détourne d’un modèle représentatif au profit d’une autonomie du geste. Ce geste qui, en danse, est détaché de sa finalité.

Ces quelques pistes donnent un aperçu sur un livre jusqu’alors impensé même si souvent souhaité. Citons encore le rapport entre danse et sexualité, les liens de la danse et de la transe puisque « l’objet de la danse est moins le corps propre que sa traversée, sa transe » par une énergie, une grâce. Pour Mathilde Monnier : « Le corps, c’est le lieu par où le sens s’échappe. J’ai l’impression, écrit-elle, que mon travail de chorégraphe et de danseuse, c’est tout d’abord de tenir, de retenir le sens dans cette échappée ou bien qu’un mouvement fasse sens dans cette échappée car un mouvement naît et se perd. Je perds le mouvement en le faisant, en le produisant ». Les deux auteurs évoluent en équilibre sur les bords d’une pratique prise au plus juste de son commencement, sans fin relancée depuis un étonnement proprement philosophique. Cet échange épistolaire revêt un éclat singulier. Il atteint à la souveraine liberté de ton et d’allure d’une réflexion tremblée, « danse » littéralement et en tous sens, excède sans fin le thème. L’on retrouve cette égale communauté d’être chez Claire Denis, dans son usage de la caméra. La cinéaste avoue que « c’est la danse qui l’a trouvée », en cours de réalisation, quand il lui fut essentiel de suivre ses acteurs caméra à l’épaule. « Lorsque je fais un film, je le saisis au vol », dit-elle depuis.

(1) « Allitérations » c’est aussi le nom de la conférence dansée conçue avec le texte de Jean-Luc Nancy, que l’on trouvera en fin de volume et qui fut jouée, dans une première version, en 2001, au Centre Georges-Pompidou.

Muriel Steinmetz
L'Humanité
27 Septembre 2005