Dans "l'Atelier en pièces" de Mathilde Monnier dont elle est l'interprète depuis sept ans, elle s'est inventé des chemins inouïs et provoque par son absence. LA danseuse la plus mystérieuse de France est espagnole. Elle est interprète depuis sept ans chez Mathilde Monnier, au Centre chorégrahique national de Montpellier. Sept ans qu'on voit Germana Civera, son étrangeté fulgurante. Ses paupières ont une épaisseur particulière, comme s'il avait fallu les sculpter sur mesure pour protéger ses yeux gris, trop grands, bien trop grands. Les yeux de Germana Civera se voient du fin fond de la scène. Des yeux de somnambule médiumnique. De ceux qui vous poussent, à l'adolescence, à quitter Sagunto, village de pêcheurs des environs de Valence, devenu, au début du siècle, une bourgade ouvrière, liée à la sidérurgie. A Sagunto, son père est ébéniste. Sa grand-mère et sa mère tiennent un magasin de tissus. A Montpellier, sur la table du restaurant, Germana Civera, une marguerite jaune accrochée à son chignon, pose Lettre à mon père, de Kafka. " Mon père, moi, je l'adore ! Mais je suis touchée par cette manière qu'a Kafka de s'adresser au sien. " Elle lit : " Tu m'as demandé l'autre jour pourquoi je dis que je te crains (...) ", puis commande une salade " méchouia ", à base de poivrons grillés. On la croyait désincarnée, elle sait ce qu'elle veut. Germana Civera est obligée de travailler tôt. Du théâtre, des tournées, de la danse. Elle apprend sur le tas. Puis se forme au Conservatoire de Valence, à celui de Madrid, et, enfin, à l'Institut du théâtre de Barcelone, ville où elle élit domicile. Le soir, elle monte sur scène dans un cabaret, improvise en fonction du costume qui lui est attribué. Ce souvenir l'amuse encore. " C'est à ce moment que j'ai rencontré Mathilde Monnier. Elle donnait Mort de rire, au Mercat de Florès. Une chorégraphie composée en commun avec Jean-François Duroure. Cette danse m'a donné du courage. J'ai vu cette femme aux cheveux courts, blonds, j'étais très attirée par elle. " La jeune danseuse devra attendre. Elle tombe malade d'épuisement. Sciatique généralisée. Paralysie. Il lui faudra six mois pour réapprendre à bouger un peu. " J'apprends alors que Mathilde Monnier est au Festival d'automne de Madrid. Je m'y rends. Je suis engagée. Je pars pour Paris. Une vraie rencontre. Il faut du temps pour aller quelque part avec quelqu'un. " Elle suit l'ascension de Mathilde Monnier, danse Sur le champ, Face Nord, Pour Antigone, Nuit. Aujourd'hui L'Atelier en pièces, " spectacle " inspiré d'un travail de longue haleine mené par la chorégraphe avec des autistes. " Mathilde vit sa vie de chorégraphe comme une aventure. Pour moi, c'est ça la danse. " Dans L'Atelier en pièces, Germana Civera s'est inventé des trajets inouïs, au ras des spectateurs, les ignorant, le regard tourné à l'intérieur d'elle-même. On avait peur qu'elle tombe, qu'elle se prenne les pieds dans nos pieds. Elle nous provoquait par son " absence " : " Après avoir pris part aux ateliers, explique la danseuse, j'ai voulu changer ma danse, la rendre moins belle. Ce qui est toujours douloureux pour un danseur. On aime tant le beau mouvement. J'ai donc cherché à ce que mes mouvements soient moins excentrés, excentriques. J'ai tenté de trouver une autre beauté. Se lever, marcher : c'est déjà un tel mystère ! "

Dominique FRETARD
Le Monde
4 Juillet 1996