Mathilde Monnier, une danse taillée dans la masse


Chorégraphe essentielle, Mathilde Monnier explore dans Les lieux de là les liens entre les individus, les groupes, les corps, les masses. Une ouvre en perpétuelle évolution... La nouvelle pièce de Mathilde Monnier, Les lieux de là, en contient deux petites. D'abord, Les non-lieux, créée l'an dernier au Festival de Montpellier ; ensuite Dans les plis, qui n'est pas la suite mais plutôt le creusement ou le dépliage du premier travail, une façon de faire un pas en profondeur vers la radicalité ; bientôt, si tout va bien, il y aura une troisième épaisseur. "J'aborde quelque chose qu'au début je ne voyais pas bien et que je commence à mieux repérer. Un travail sur la masse, sur le collectif, le chour, les rapport de groupe, qui fait parfois référence à l'époque un peu oubliée des danses chorales. La danse chorale, qui précède la montée du nazisme et à servi, plus tard, à l'écriture des Jeux olympiques, est un des rares courants à avoir travaillé cette question de la masse : masse ouverte, masse fermée, masse circulaire, rapport de l'ordre et du désordre, organisation interne." Qui a vu la très belle première partie des Lieux de là se souvient forcément de ces danseurs collés, agrégés les uns aux autres, maintenus ensemble par une sorte de puissant instinct grégaire, empêché parfois de quitter le groupe par un bras, une main, qui maintenait le lien, réussissant d'autres fois à s'extraire pour de courts solos mais vite repris par les autres. "Dans la deuxième partie, il n'y a quasiment aucune séparation des corps, alors que dans la première, il y avait encore une recherche de l'espace autour. Sur quarante-cinq minutes, les danseurs sont ensemble pendant trente-cinq minutes. C'est d'ailleurs une création très difficile pour eux et pour moi. Ils passent leur temps à se porter, se transporter, s'appuyer les uns contre les autres. Il y a un temps très long, au début, où ils sont les uns sur les autres et c'est de là, de l'intérieur, que s'évoquent les choses. C'est un travail sur l'effacement, effacement de son propre ego et de la représentation. On n'est pas en représentation parce qu'on est dedans. Il faut toujours être à l'écoute de l'autre pour éviter de prendre un coup. Dans la première partie, Corinne Garcia a une fonction particulière. Elle est soulevée, portée par les autres, lancée, tordue, traînée, ou bien elle s'insinue entre eux, les décolle un peu, les disjoint temporairement. Elle est le "corps objet" que le groupe fait circuler autour de lui et en lui et qui, d'une certaine façon, assure son unité. Elle est l'incarnation du lien. Dans la seconde partie, son rôle spécifique est minoré. A son tour, elle est aspirée par la puissance englobante de la masse. "Il y a moins de repoussements, tous les mouvements viennent de l'intérieur. Le décor change. Les cartons de la première partie sont remplacés par du feutre entassé. C'est une matière qui a rapport à l'informe. Il y a donc moins de fractures, de chocs, plutôt des mouvements d'enfoncement, d'absorption dans une matière molle, enveloppante. Cela commence donc avec des tas qui montent, qui évoluent, qui changent. Ç'aurait été facile de rester tout le temps au sol, dans l'absence de tensions, mais on a essayé de trouver les mêmes rapports de tas debout, et là, on a souffert un maximum". Autant dire que n'importe quel groupe humain, réuni autour de telle ou telle particularité, peut se retrouver dans cette réflexion générale sur ce qui fait lien. Si Les lieux de là est assez proche de l'univers littéraire de Beckett, avec la violence en plus de corps qui se jettent dans des cartons ou se cognent à de grands panneaux de bois, comme pour échapper (mais c'est impossible) à l'enfermement du groupe, le travail de création de Dans les plis a plutôt reposé sur les textes de Georges Bataille, d'Henri Michaux ou "Masse et puissance" d'Elias Canetti. Ces préoccupations pour la masse ou la danse chorale, qui font revenir des thèmes des années 30, ouvrent à la question du politique et poussent au parallèle entre hier et aujourd'hui, ce d'autant plus qu'on sait que Mathilde Monnier bataille contre le FN dans sa région du Languedoc-Roussillon. Mais Mathilde Monnier se méfie justement. "Je n'aime pas tellement les récupérations de l'actualité dans une ouvre. C'est plutôt ma thématique qui m'a conduite à me rapprocher de cette époque, parce que c'est un des seuls moments où la danse a travaillé sur la masse. Moi-même, j'ai toujours travaillé sur l'inverse, c'est-à-dire la mise en avant de l'individualité qui me semblait la loi fondatrice de la danse contemporaine." La volte-face est plus sérieuse qu'on pourrait le penser : alors que le travail de Monnier consistait avant tout à lier ensemble des individualités, des danses singulières, elle rétablit avec Les lieux de là les pleins pouvoirs du chorégraphe. Si enjeu politique il y a, c'est donc là qu'il faut le chercher. Cette rupture avec la doxa contemporaine est bien dans la manière de Monnier, elle qui proclame volontiers que la danse l'emmerde et qui aime à travailler aux marges de celle-ci. Elle est ainsi passée par l'Afrique, la maladie, les banlieues pour modifier les enjeux de sa danse. Dans un duo intitulé "Premier décembre", créé à l'occasion de la Journée mondiale contre le sida, et visible ce mois-ci à Aubervilliers, elle et Bertrand Davy passent neuf minutes à rebondir, manière littérale de montrer que la maladie fonctionne comme le ressort pour la danse. "Faire le lien entre la maladie et la danse me paraît une évidence absolue parce que le corps malade et le corps du danseur à l'extrême cela se rejoint. Avant d'interroger les limites de la danse, j'avais l'impression que je ne faisais rien, que c'était très décoratif, et puis tout à coup ça a fait sens. "On en verra une autre preuve dans le documentaire Bruit blanc de Valérie Urréa, diffusé sur Arte, où, à travers le travail avec une jeune autiste, Monnier expérimente la question de l'informe, qui est aussi au cour des Lieux de là. La chorégraphe cherche, en effet, à danser avec une jeune femme ne possédant aucun langage gestuel ni conscience de ses mouvements, sans forme donc, elle affronte un corps radicalement autre, absolument étranger à toute idée de danse. On ne peut qu'être sensible à cette danse en recherche perpétuelle, qui ne cesse d'aller voir là où elle n'est pas pour essayer d'y être quand même.

Entretien Stéphane BOUQUET, Laurent GOUMARRE
Ex aequo - 01/04/1999