Sa pièce aurait pu s'intituler " Je ne suis pas celle que vous croyez ". Désireuse de sortir de la danse-théâtre, la chorégraphe, s'inspirant de la peinture, a découpé sa pièce en une succession de tableaux. Cette fois, pas d'enchaînements lyriques, de gestes moelleux et sensuels, mais plutôt des empoignades de cheveux, des tours serrés. Arrêt sur Mathilde Monnier. Il est évident que Sur le champ de Mathilde Monnier ne pouvait être monté comme prévu en plein air au théâtre antique d'Arles. Entièrement axée sur des effets requérant une scène à l'italienne, cette création a été présentée au théâtre municipal. Pas un souffle d'air, une chaleur pesante qui colle à la peau. Malgré l'atmosphère lénifiante, une salle pleine, car la belle, la blonde, la talentueuse Mathilde Monnier est une des stars de la danse contemporaine. Avec Je ne vois pas la femme cachée dans cette forêt, elle avait livré un peu d'elle-même. Puis elle a commencé à se reprendre, à s'interroger (A la renverse). Elle saute carrément le pas avec cette création qui pourrait tout aussi bien s'intituler : Je ne suis pas celle que vous croyez. Sur le champ se réfère à la peinture. C'est une pièce formée d'une succession de tableaux dont les titres évoquent des natures mortes, des compositions picturales dans le goût du XVIIe siècle, avec gibier, fruits, légumes, attributs symboliques et scènes champêtres chères à l'art baroque. Un leitmotiv emprunté à Rameau, intercalé dans la bande son par Christophe Sechet, accentue ce caractère grand siècle. Mais Mathilde n'a pas envie de renouer avec Extasis, brillante envolée sur les pietà convulsés de la renaissance italienne, qui la propulsa vers la gloire. Elle ne cède pas non plus à la tentation d'une danse abstraite à la manière de Cunningham s'inspirant d'un tableau de Marcel Duchamp - le Grand Verre- pour composer Walk Arround Time. Sur le champ réfère à une prolifération d'objets utilisés dans des actions dansées d'inspiration libre, assez décollées de la réalité pour que l'imagination du spectateur dérive loin des titres suggérés par le programme. Le décor feuillu du premier tableau s'ouvrant pour laisser entrer les danseurs a bien quelque chose à voir avec un champ de maïs peuplé de perdrix. Mais on peut aussi penser à une jungle du douanier Rousseau, à une scène exotique avec ces filles portant des plateaux sur leur tête et un indigène godillant sur une barque. Le passage téléguidé d'une tête de cerf sur bruit de mitrailleuse suggère évidemment la chasse. A un moment, le décor végétal fait place à un fond de terre ocre, sur lequel se détache des pattes de poulet, comme dans les Tableaux d'une Exposition, de Moussorgsky, tandis que les copeaux de plastique noir qui jonchent le sol évoquent un univers de plage et de varech. Dans un univers aussi impressionniste, où l'éclairagiste Eric Wurtz s'en donne à cour joie dans les éclairs obscurs, les couleurs de sanguine et les effets translucides de pâte de verre, la danse est l'élément déterminant pour la cohésion du spectacle. Elle déconcertera les familiers de Mathilde Monnier par son caractère elliptique et son style asexué. Cette fois, pas d'enchaînements lyriques, des gestes moelleux et sensuels, mais plutôt des empoignades de cheveux, des tours serrés, des effondrements collectifs, des arrêts sur image dans des poses roidies. Ce refus de la fluidité dans le mouvement est encore accentué par la raideur des danseurs espagnols associés à cette production. On ne peut pas dire qu'il s'agisse de danse pauvre, mais plutôt d'une danse compressée -façon César- délivrant une énergie forte, brute. La chorégraphe manifestement a pris le risque de déconcerter, de décevoir peut-être, mais un risque payant dans la mesure où elle fait preuve d'invention, d'audace, d'originalité par rapport à la création contemporaine qui a tendance à se standardiser et, plus grave, à revenir carrément sur des écritures périmées. Sur le champ en dit long sur la détermination de Mathilde à trouver d'autres voies, et doit être considéré comme une expérimentation ouvrant sur de nouvelles perspectives. Une libération, en somme. Libération - Sur le champ n'est-elle pas en rupture avec les pièces précédentes ? Mathilde Monnier - Je préfère parler de pièce charnière, qui répond à un désir très fort de changer de mode de création, de chambarder le mode de production aussi, dans le but de sortir de la narration, de la danse-théâtre. Libération - N'est-ce pas risqué d'abandonner une manière, un style, qui plaisent au public ? M.M. - Certainement. Il faut casser le mécanisme de création. On se retrouve dans le doute, dans le flou. C'est très douloureux. Mais je n'ai pas envie d'avoir un style. Le style n'est pas un but en soi, et de toute manière c'est trop tôt. Les choses sont peut-être allées trop vite pour moi. Il y a eu le démarrage avec Jean-François Duroure, où tout allait de soi. Avec la Femme cachée, j'allais vers ce que le public attendait de moi. C'est sorti tout seul. A la renverse était une démonstration de savoir-faire. Il était temps de casser le mouvement. Libération - D'où est venu le déclic ? M.M. - Trois ans de tournées en Espagne, puis une commande du festival d'automne à Madrid, à l'issu d'un projet pédagogique, avec l'obligation de prendre des danseurs espagnols pour cette création. Pour eux, c'était formidable. Ils ont apporté une disponibilité rare, une tension violente, qui induit un autre type de travail. Dès le départ, l'entraînement a été différent. J'avais décidé de revenir à la danse proprement dite, de partir de choses simples, quotidiennes -un verre, par exemple- et de me demander comment il peut devenir un objet d'art. Comment sublimer le banal ? C'est ce à quoi tend la peinture. J'ai beaucoup regardé la peinture, des natures mortes, des dessins de Goya, et je suis partie dans cette direction. Libération - Un pas vers l'abstraction ? M.M. - Non je tiens à donner un sens au mouvement, mais sans passer par la théâtralité. Il ne s'est plus agi pour les danseurs de partir dans de longues improvisations. Je leur ai donné des thèmes à travailler, des systèmes pour arriver où je voulais. J'ai réuni tout le monde -danseurs, musiciens, décorateurs, scénographes- dans un atelier qui jouxtait la salle de répétitions. Je leur ai demandé d'écrire des textes, d'inventer des mouvements, de se prendre en charge. Ils ont ainsi alimenté la création de façon permanente. Je n'ai pris de leur matériau que le top niveau, la quintessence, le paroxysme émotionnel, d'où la brièveté de la pièce, une heure. Libération - C'est une pièce de pur mouvement, mais il y a un thème pour chaque tableau ? M.M. - Je ne développe pas de thème. Le thème, c'est un cadrage. Le contenu, c'est une interrogation sur mon travail, sur l'art, sur la façon dont cette pièce peut se placer dans la danse contemporaine. Libération - C'est un travail expérimental, finalement ? M.M. - En général on développe un mouvement pour se faire plaisir. J'ai voulu casser cela, aller tout de suite au maximum. Mais l'ensemble est très composé entre le mouvement et l'immobilité. Tout se lit dans la continuité, comme un peintre qui ajoute des couches de couleur. Libération - Que représente cette pièce pour vous ? M.M. - Une façon d'affirmer que je ne suis plus sous influence, que je fais ce que j'ai envie de faire, quitte à me planter, que je n'ai plus envie de courir de phalange en phalange à des rythmes de création imposés, que je suis décidée à m'investir sur un projet à long terme.

Marcelle MICHEL
Libération
30 Juillet 1990