Le Centre chorégraphique Languedoc/Roussillon trouve une nouvelle identité à travers des missions artistiques tournées vers l'autisme, le sida et l'alcoolisme. Un spectacle traduit cette expérience entreprise il y a trois ans C'est sur le terrain de la médecine, discipline enseignée depuis le Moyen Age à la faculté de Montpellier, la plus ancienne de France, que Mathilde Monnier et son équipe du Centre chorégraphique Languedoc/Roussilon ont décidé de déployer leurs missions de sensibilisation artistique. La chorégraphe cherchait depuis longtemps à travailler avec des autistes, malgré la difficulté d'appréhender leur " univers ". Elle traduit cette expérience entreprise il y a trois ans , cette volonté de comprendre l'inconnu autiste, dans L'Atelier en pièces, qui sera donné jusqu'au 25 mai à Montpellier, puis du 7 au 12 juin à la Maison de la culture de Bobigny, avant d'être présenté au Festival d'Avignon, du 12 au 16 juillet. Le sida et l'alcoolisme sont les deux autres maladies prises en compte par les membres du Centre chorégraphique, en liaison avec des médecins. Mathilde Monnier avait exigé le silence. A la tête du Centre chorégraphique de Montpellier, il y a maintenant près de trois ans qu'elle intervient avec ses danseurs, auprès d'autistes adultes à l'hôpital de la Colombière. De son côté, Herman Diephuis, danseur de sa compagnie, met en place un travail avec des malades du sida. Geneviève Vincent, secrétaire générale, et à ce titre responsable des actions de sensibilisation, participe à un atelier d'écriture qui réunit médecins et anciens alcooliques au sein de l'association La Cordée. Ces expériences montpelliéraines sont exemplaires de l'évolution que les centres chorégraphiques nationaux, nés dans les années 80, sont obligés aujourd'hui d'opérer pour trouver des identités nouvelles. Ne pouvant plus être le bastion réservé d'un artiste, ils doivent s'ouvrir, et surtout réfléchir à ce que peuvent être des actions de sensibilisation artistique dans une ville, dans une région. Pour ancrer et mener ces actions, le Centre chorégraphique a fait le choix de la médecine, tissu social, intellectuel, spécifique à la ville depuis le Moyen Age, depuis que la médecine montpelliéraine est née, à Lunel, de la rencontre du savoir des Juifs et des Arabes. Dès le début, la volonté du groupe des danseurs a croisé, sur le terrain, des hommes et des femmes très avancés dans leur réflexion et leur pratique envers le corps souffrant : Jacqueline Fabre, pneumologue, infectiologue, spécialiste des problèmes du sida, en milieu hospitalier. Pascal Possoz, gastro-entérologue, qui, lui, a quitté l'hôpital pour soutenir en amont les " malades d'alcool ". Brigitte Challande, psychologue, infirmière-soignante, est l'une des dirigeantes des ateliers mis en place pour les autistes, au sein de l'association Les murs d'Aurelle, dépendant de l'hôpital de la Colombière. Danse et médecine ont une même préoccupation : le corps. Si la médecine soigne le corps, la danse peut-elle prétendre avoir un rôle dans ce processus thérapeutique ? Lequel ? " Depuis longtemps, je voulais travailler avec des autistes. J'attendais seulement d'avoir une base fixe car je savais qu'il s'agirait d'un engagement au long cours. Deux mois après être arrivée à Montpellier, je participais aux ateliers de l'association Les murs d'Aurelle, autonome de l'institution psychiatrique, avec l'intuition que la danse pouvait regarder différemment ces corps qui n'ont pas accès au langage, qui sont dépourvus de repères face au temps, à l'espace. Ces corps particuliers posent des questions auxquelles la danse nous confronte en permanence. " Grande, presque maigre, le visage de Mathilde Monnier reflète une volonté qu'on imagine rarement prise en défaut. La chorégraphe est une femme en quête. Il y a quatre ans, alors que plus rien de la danse contemporaine ne la satisfaisait, elle partait en Afrique chercher un corps qui serait autre chose que la justification dansée de desseins intellectuels. Elle croit à la vérité du mouvement. Elle travaille pendant plus d'un an Pour Antigone avec des danseurs du Burkina Faso. Deux d'entre eux, Salia Sanon et Seydou Boro, sont associés librement à la compagnie. Ce voyage relance son onirisme. C'est en confrontant sa création aux autres qu'elle veut dorénavant exister. A l'instar du continent africain, c'est la planète des autistes, cette " forteresse vide ", pour reprendre l'expression imagée de Bruno Bettelheim, qui trouvera sa résonance dans sa toute récente création L'Atelier en pièces. La chorégraphe n'est pas dans la compassion, mais dans la volonté de comprendre l'inconnu autiste. Pour eux, pour elle aussi. " C'est donnant-donnant ", dit-elle. On la sent passionnée par ces corps pour lesquels l'espace n'existe pas, qui se tiennent toujours dans les coins, adossés au mur. C'est en chorégraphe qu'elle les aborde, en femme habituée à toucher, à attraper un bras, une jambe, pour indiquer un geste. " Ces corps qui n'ont pas accès au langage, qui sont dépourvus de repères face au temps, à l'espace " " J'ai passé un an à essayer de les faire s'allonger. A ce qu'ils restent immobiles. A surmonter leur peur de courir. Les développements physiques qu'ils se sont construits sont étonnants. Notre matière créatrice est dans cette non-convention. Je les observe bouger, c'est mon métier, afin de trouver le mouvement juste pour aller à eux. " Elle évoque Fernand Deligny, adepte de l'antipsychiatrie, qui, dès les années 50, dans sa communauté cévenole, notait chaque jour sur des calques, véritables danses tracées, ce qu'il appelait les " erres ", soit les cheminements des autistes, placés en condition de survie, donc obligés d'effectuer le ravitaillement en eau, d'allumer le feu... Brigitte Challande, soignante à la Colombière, responsable de l'association Les murs d'Aurelle, témoigne : " Parfois on se dit qu'elle va trop loin, qu'on n'aborde pas un autiste par le dos, qu'il va avoir peur, devenir violent. On réagit en psy. Mathilde Monnier nous demande alors de nous expliquer. Elle avance sans aucun a priori, mais avec un travail précis, très rigoureux. C'est un oxygène extraordinaire. Il n'y a aucun discours posé avant, qui serait hérité de la psychanalyse, de l'ethnographie. L'expérience précède l'élaboration du discours. C'est une nouvelle façon d'inventer de la théorie : d'aller ainsi sans cesse de l'expérience au discours, sans conception préalable. On n'est pas autiste à 100 %. Le travail est de nourrir une relation dans cet espace minuscule. " Sur les photographies prises pendant les ateliers, on voit la chorégraphe en pleine possession de son corps de danseuse. Une telle vérité physique, si elle peut être ressentie par l'autiste, est exceptionnelle. Mathilde Monnier n'a jamais été agressée. La chorégraphe insiste : " On propose aux équipes médicales une approche qui passe par le silence. A ce titre, elle est expérimentale. Ni dogme ni postulat, mais une pratique fondée sur cette connaissance intérieure du corps qui nous vient de la danse, qui est avant tout un art. L'autisme serait une maladie génétique, et non pas le résultat d'une relation familiale mal vécue dans la petite enfance, thèse que défendait Bettelheim. " Un débat inattendu, virulent, nous attendait dès notre arrivée à Montpellier : celui qui soudain opposait les intervenants du Centre chorégraphique aux tenants de ce qu'on a coutume d'appeler la danse-thérapie, dont la pratique est essentiellement issue du discours analytique et ethnologique. France Schott-Billman, personnalité réputée de la danse- thérapie, psychanalyste, venait d'être l'invitée du Centre chorégraphique : " La danse- thérapie n'a pas de réelle connaissance préalable du corps, estime Mathilde Monnier. Elle est fondée sur une vulgarisation symbolique, sur l'idée qu'il y aurait des gestes primitifs, universels. Retrouver ce geste primitif, je ne sais pas ce que cela veut dire. C'est une méthode qui emprunte à l'Afrique, à la transe, au rythme originel. Par exemple, celui de la mère qui berce son enfant, celui du tambour qui battrait comme un coeur, la voix qui psalmodie comme un envoûtement. Est-ce que tout cela garde son sens, déraciné du contexte culturel ? " Pour la chorégraphe, la réponse est non. Le débat est lancé. Il peut être productif. Pour l'instant, il laisse Mathilde Monnier à vif. " Cette danse-thérapie, pour laquelle il existe un diplôme, est aux antipodes de ce que propose Mathilde, explique Brigitte Challande. Elle a instauré le " 1 pour 1 ", soit un intervenant pour accompagner chaque autiste. On agit différemment avec l'un, avec l'autre. Cela n'a rien de " groupal ", et c'est très dynamisant. Au départ, le but est de trouver un espace de rencontre avec des individus pour lesquels l'autre n'existe pas. S'il y a un bénéfice thérapeutique, il est en plus. Après, bien sûr, toute expérience doit être parlée, théorisée. Mathilde Monnier participe à cette élaboration. " Autisme ? Mathilde Monnier, accompagnée dans cette expérience par ses danseurs, notamment Germana Civera, dit : " Je danse pour m'interroger sur cette alchimie, ce mystère de l'esprit et du corps que la danse exprime en un même élan. La danse peut dire sans expliquer, et comprendre sans passer par la théorie. Intuitivement, mes danseurs se sont sentis très proches des patients. " Reste à voir maintenant comment ce travail a trouvé sa place dans L'Atelier en pièces. Comment cette réalité psychiatrique a supporté de devenir fiction pour huit danseurs.
Dominique FRETARD
Le Monde
22 Mai 1996