LE MONDE / 24 Juin 1997 / Page 26 ------------------------------------------------------------------------ Avec " Arrêtez, arrêtons, arrête ! ", la chorégraphe et l'écrivain ont voulu mettre un terme à la danse-divertissement. Leur oeuvre, présentée en ouverture du festival Montpellier-Danse, placé sous le thème du proche et du lointain, parle de l'enfermement Le festival Montpellier-Danse s'est ouvert le 22 juin, avec une oeuvre qui sera présentée neuf fois, devant un public volontairement restreint, Arrêtez, arrêtons, arrête ! DANS cette pièce-bombe, écrite à deux voix, la chorégraphe Mathilde Monnier et l'écrivain Christine Angot ont voulu déserter définitivement le spectacle-divertissement, radicalisant un genre initié, dans la même ville, par Dominique Bagouet dès 1986. LE FESTIVAL questionne, cette année, " Le proche, le lointain ". Pour certains, ce thème, choisi par le directeur Jean-Paul Montanari, est le voyage ; pour d'autres, l'introspection. DEPUIS dix ans, danseurs et chorégraphes français se frottent aux cultures non occidentales. MONTPELLIER et la région Languedoc-Roussillon viennent de doter Mathilde Monnier d'un lieu de travail en réhabilitant l'ancienne prison des Ursulines. MONTPELLIER de notre envoyée spéciale C'est une pièce vache. Une menace. Elles s'y sont mises à deux pour frapper. Pour crier, de peur qu'on n'entende pas leur souffrance. On entendrait pourtant le hurlement d'Arrêtez, arrêtons, arrête ! au fin fond du désert des Tartares. Mathilde Monnier et Christine Angot l'une, chorégraphe, l'autre, écrivain , toutes deux installées à Montpellier, deux femmes compactes, dures à la complaisance. Toutes deux longues, presque maigres. L'une écrit avec des corps, et craint l'indécence qu'il y aurait à parler de soi. L'autre, écrit avec des mots, et jouit des explosions qu'elle provoque avec sa parole. Christine Angot dit tout, sachant que la prolixité est un écran. Elle veut qu'on l'écoute pour éviter qu'on la questionne. En 1995, elle publiait Interview (Fayard) pour se venger et se défendre des questions qui lui avaient été posées, à la sortie d'un de ses romans dont le thème était l'inceste : Léonore toujours (Gallimard, " L'Arpenteur "). Quand elle a vu, en mai 1996, L'Atelier en pièces, de Mathilde Monnier, consacré aux trajectoires du corps autiste, enfermé, replié, Christine Angot a voulu s'approcher de la chorégraphe. Mathilde Monnier souhaitait aussi cette rencontre, mais pour des raisons quasi opposées : " J'avais du mal à terminer ses livres. Ils concernent l'intime. Il faut faire front à cette écriture. S'impliquer. Elle me dérange sans que je sache très bien où. " Christine Angot prendra pour point de départ ce " où ". Le désir est là : se confronter l'une l'autre. Six mois d'échanges avant d'aller aux répétitions. Ensemble, elles vont inventer Arrêtez, arrêtons, arrête ! Une conjugaison à l'envers. Du groupe à l'individu. Du pluriel au singulier. Cette fiction dansée ouvre la manifestation Montpellier-Danse 1997, pour laquelle Jean-Paul Montanari, son directeur artistique, a choisi la thématique proche/lointain. En hommage à la démarche artistique de Mathilde Monnier, nommée en 1993 à la tête du Centre chorégraphique de Montpellier/Languedoc-Roussillon. En effet, on ne sait jamais à l'avance où elle se situera. En extérieur/intérieur. Le jour, la nuit. Là-bas, ici ? PAS DE DISCOURS Quand elle part chorégraphier en " extérieur " à sa propre culture, en Afrique, qu'elle crée Antigone, c'est pour mieux se plonger dans ses propres terrae incognitae : alors elle danse Nuit et le désir retrouvé. Car personne n'est honnête comme elle : elle ne fait pas de discours quand elle part pour le Burkina Faso. Elle ne parle pas de l'autre avec un A majuscule et des trémolos dans la voix. Elle part parce qu'elle ne trouve plus en elle-même la nécessité de sa danse. C'est simple. Encore faut-il l'avouer. Quand elle décide de mener, secrètement, des ateliers avec des autistes en milieu hospitalier, qu'elle en tire, après trois ans d'expérience, le déjà fameux Atelier en pièces, conçu pour être vu, à chaque séance, par un petit nombre de spectateurs, on comprend qu'elle ne tardera pas à aborder les raisons qui la poussent à se frotter, elle Mathilde Monnier, à l'enfermement mental. Pour cette maïeutique, elle demande aux mots de Christine Angot de l'assister. Ils tombent dru : " Normalement, là, j'ai envie de crier/S'endormir déjà. Dormir, s'endormir, s'éveiller. S'apercevoir que tout est là/Tout ce qu'il faut, déjà, s'apercevoir de ça. Comme les poules je me lève tôt. Groggy par les comprimés/Tu la craches ta Valda ? / " Ce texte est extrait d'un livre à paraître en septembre : Normalement, aux éditions Fayard. Descendre dans le réel, comme on descend aux enfers. Se libérer du sujet de l'enfermement, représenté presque cliniquement dans L'Atelier en pièces, pour sortir ce que l'on trouve d'étranger quand on va au fond de soi. " J'ai travaillé sur la verticalité. Les corps montent et descendent, tout en creusant la posture et le déséquilibre, explique Mathilde Monnier. Chaque danseur a travaillé sur deux idées, pas plus, mais à fond, se livrant à un travail très personnel sur sa personnalité, sur ce qui lui échappe. Sur ce qui le menace et le fait tenir debout. " Le texte qui, au départ, devait s'inspirer des phrases échangées entre Mathilde Monnier et les danseurs pendant les répétitions a échappé au projet initial : " J'ai eu envie de dérouler sur le papier tout ce qu'il y a dans ma tête quand il n'y a rien. Des choses à moi, récentes, mais tout aussi bien vieilles de dix ou vingt ans. Ecrire sans aucune autre logique que celle de l'intime. Ecrire comme une respiration, un mouvement du corps. Ne garder que l'irréductible. Ce qui est unique à soi. Ce que l'on ne peut pas venir me manger sur le dos. " Ecriture tueuse de Christine Angot, déroulée, éclatée, morte de rire, morte de chagrin. Mathias Jung, comédien, Alsacien, comme Mathilde Monnier, lance les premières phrases dans le studio où vient de commencer le filage de la pièce. Incantations très peu politiquement correctes où l'Alsace et son " charabia ", l'Allemagne, les camps, Le Pen, forment la base du discours. CRIANT DE VERITE " L'Alsace est le petit pays chéri de Mathilde. Pour moi c'est l'endroit où vit une personne qui m'a fait du mal ", dit la romancière qui revendique, par ailleurs, des emprunts aux auteurs qu'elle aime. Il y a notamment la scène d'une défécation hallucinée racontée par le danseur Nijinsky dans ses Carnets. Texte d'ironie aussi face à l'étroitesse du milieu chorégraphique, de tous les milieux. Comment comprendre : " Depuis que Dominique Bagouet est mort, la danse contemporaine est morte " ! Quelle latitude de mouvement peut avoir la danse face à une posture si culottée du texte ? Un tel écrit fait obligation aux danseurs d'aller chercher très profond une vérité. Laquelle ? Celle dont ils auraient surpris le secret après avoir travaillé L'Atelier en pièces, oeuvre dans laquelle ils s'appropriaient l'esprit des gestes et des mouvements d'autistes. Criant de vérité. Chaque danseur est plus seul que seul, se cogne contre les barres, erre. Perte de contact avec la réalité qu'on peut lire dans leurs yeux. A quatre pattes, bouche ouverte. Tremblements. Rares duos où l'on oublie le corps de l'autre qui s'écrase au sol. Tubulures qui oscillent, bandes plastiques qui séparent. Le décor est d'Annie Tolleter. Mathilde Monnier donne là sa vraie pièce sur l'enfermement. Tout d'abord, les mots noient les danseurs, puis peu à peu l'accumulation de détails, de situations, de coq-à-l'âne, résonnent tel le grondement intérieur d'un cerveau, qui devient tous les cerveaux. Le texte lutte, la danse résiste. Pour cette création, Mathilde Monnier a repris Salia Sanon et Seydou Boro, deux Burkinabés, artistes associés au Centre chorégraphique qui ont créé, il y a deux ans, une première pièce, Le Siècle des fous (Le Monde du 24 novembre 1995). Ils y parlaient de la place de la folie dans la société africaine. " Je n'ai jamais fait une pièce aussi violente ", dit la chorégraphe. " Y'a pas de coton dans les interstices. Un spectateur qui attend n'aura rien. Il faut qu'il prenne sa place ", répond Christine Angot, plutôt réjouie. Les danseurs sortent de scène en sueur, les costumes brûlés, déchirés. Dominique Fabrègue, la costumière, a du travail sur la planche. Comme pour L'Atelier en pièces, la nouvelle création sera jouée devant un public restreint. Neuf séances sont prévues. Avec Arrêtez, arrêtons, arrête !, Mathilde Monnier perpétue une tradition presque montpelliéraine, puisque Dominique Bagouet, son prédécesseur au centre chorégraphique, avait réussi à rendre crédible ce pari impossible de la danse et de l'écrit : tout d'abord en chorégraphiant Mes Amis d'Emmanuel Bove, puis, en 1989, le glorieux Sommairement meublé, du même auteur, récité d'une façon inoubliable par la comédienne Nelly Borgeaud. On attend avec la même impatience de voir ce que donnera, jeudi 26 juin, le tandem Bernardo Montet et Pierre Guyotat. Là encore des mots. Là encore des corps... Dans L'Atelier en pièces, il y avait de la compassion. Il y avait les paroles de Benjamin Massé- Lassaque, jeune autiste, si heureux d'être en scène. Dans Arrêtez, arrêtons, arrête ! il n'y a plus que le silex du silence des solitudes. Exactement : la danse et les mots créent du silence.

Dominique FRETARD
Le Monde
24 Juin 1997