Des chorégraphies qui cassent les clichés
Femmes en mouvement
Marre des nymphettes androgynes : les danseuses affichent leur féminité et leur liberté.


Ils dévalent sur scène avec toute la désinvolture d'une jeunesse sans complexe. Jeans dégoulinant sur les hanches, baskets échancrées, moustaches et barbichettes, ils sont neuf gars mignons tout plein qui se lancent soudain dans une évocation joueuse du Kama-sutra, lente mais décidée. Fesses offertes et mains gourmandes. Certains spectateurs rougissent, d'autres observent de plus près les acteurs et sourient : ces garçons sont en réalité des filles, grimées au poil (et au volume !) près. Le spectacle, signé par la chorégraphe Eszter Salamon, s'intitule Reproduction. Et l'illusion est presque parfaite...

C'est bien ancré dans l'air du temps : les jeux de genre font partie de notre quotidien. Dans les arts, la culture, dans la pub aussi. Les images de Laetitia Casta masculinisée par Jean-Paul Goude pour un grand magasin sont devenues banales. Plus en tout cas que la vision de ces « drag kings » sur un plateau de danse. « Avant cette pièce, je travaillais sur les attitudes de la féminité, et puis j'ai abandonné, explique Eszter Salamon. Je cherche à m'échapper de mon corps, de son image, à le mettre en scène autrement. J'ai cherché une stratégie de la représentation sexuelle susceptible de créer des perceptions différentes de nos corps et de nos identités. D'où le choix du déguisement pour questionner le multiple à l'oeuvre en nous. »

On croyait que la notion du féminin allait de soi dans la danse contemporaine. On se trompait. Après les hommes saisis en pleine crise identitaire dans des spectacles interprétés entre eux, voici que des chorégraphes femmes font aussi voler les clichés féminins en éclats. A croire qu'à force de s'obséder sur l'écriture et l'abstraction, l'art chorégraphique avait trop longtemps oublié le sexe de ses interprètes !

Dans Publique, Mathilde Monnier se met en scène avec huit danseuses (elles ont toutes plus de 35 ans) pour déployer les figures ambiguës de cet être à part. « La danseuse, au fond, n'est pas une femme, c'est ainsi depuis le ballet classique, explique-t-elle. Elle reste cette éternelle adolescente un peu nymphette qui n'accède jamais à la maturité et pour qui devenir mère semble inimaginable. Une image qui a perduré dans la danse contemporaine avec ces interprètes filiformes et androgynes. J'ai souffert de cet enfermement. Je me suis réveillée quand j'avais 40 ans ! Alors j'ai envie de mettre en scène des danseuses avec le corps que l'âge et la maternité leur a donné. »

C'est le rock âpre de l'Anglaise PJ Harvey qui libère le féminin pluriel de Publique, titre évoquant la « fille légère » que fut la danseuse au XIXe siècle. « Ni pute ni soumise », blague Mathilde Monnier, qui n'est pas la seule à remettre en cause l'image réductrice de la danseuse. « Paradoxalement, alors que la danse contemporaine a libéré le corps de la rigidité classique, elle l'a aussi enfermé dans un autre stéréotype, observe Pierre-Emmanuel Sorignet, sociologue et chercheur. Les hommes sont recrutés sur leurs qualités singulières, les danseuses sont jugées sur leurs techniques, mais aussi pour leurs qualités esthétiques : elles doivent être grandes et fines. Les formes féminines ne sont tolérées qu'ensuite. »

Dans un milieu majoritairement composé de femmes, le féminin semble étrangement peu valorisé. « On n'a jamais vraiment eu le choix des rôles, déplore Laure Bonicel, à la tête de la compagnie Moleskine. Soit on se coulait dans une gestuelle plutôt masculine, soit dans une forme abstraite, soit on se déguisait en lolita. » « Il est évident que le féminin au sens profond n'a jamais eu gain de cause, renchérit Roser Montllo-Guberna, partenaire de Brigitte Seth dans la compagnie Toujours après minuit. Lorsque j'ai débarqué de Barcelone dans les années 80, j'ai dansé dans des compagnies où il était préférable d'avoir un corps de mec. Le nombre de fois où j'ai entendu que j'avais trop de seins... Il a fallu que je travaille seule pour enfin laisser parler mon corps, sa sensualité, en toute liberté. »

Dans Rosaura, Roser Montllo-Guberna est nue comme une statue tandis que Brigitte Seth ne cache rien de ses kilos en trop dans une robe moulante. Seules en scène, elles organisent un trafic d'émotions subtiles mettant en scène l'affirmation de leur identité. « Il s'agit peut-être de revendiquer la jouissance féminine à travers la danse, avance Olivia Grandville, passée par l'Opéra de Paris et elle-même en pleine répétition d'un trio de femmes intitulé Gracieuse. On a jusqu'à présent plutôt évité la question. Je crois que la peur de la femme perdure. Gracieuse évoque le rapport à la transcendance et cette sauvagerie de la sexualité féminine, cette extase qui est abandon, mais pas faiblesse. »

Olivia Grandville a travaillé sur le clown pour faire basculer la grâce dans le camp de la maladresse. Ce féminin presque grotesque est un terrain d'exploration également foulé par Nathalie Pernette : dans sa soirée de Solos, elle se moque de sa naïveté de fille élevée dans le fantasme du Prince charmant et de l'amour éternel. Au bord de l'égarement, elle s'amuse et se désole de ses limites, assumant cette montagne de doutes faite femme qu'elle est devenue. Poussant à fond la singularité de sa gestuelle hachée, elle nimbe sa silhouette nerveuse d'un humour hérité de Buster Keaton. « Je me moque de mes rêves d'enfance et m'accepte enfin. J'ai toujours été plutôt garçon manqué, mal à l'aise en jupe et avec l'attirail de la féminité. Je veux aussi dénoncer la façon dont on enferme les femmes dans des fantasmes autour de l'amour et d'une attente qui les empêche d'exister en leur nom. »

Trente ans après l'avènement du féminisme, le combat semble loin d'être gagné. « Il faut même le recommencer, assure Cécile Proust, qui vient de lancer le projet Les Femmeuses, composé de chorégraphes (dont Laure Bonicel) désireuses de travailler autour des performances féministes des années 70. Certains acquis sont menacés et les femmes en subissent le contrecoup. Il est urgent de continuer le travail en donnant aux femmes leur place de sujet et non d'objet, de pouvoir être douce et violente. Que le genre cesse de faire profil bas dans ce milieu ! »

Parmi les performances qui suscitent les réflexions du collectif, celles de Barbara Hammer qui se filmait en plein orgasme ou de Valie Export qui provoquait, mitraillette au poing et braguette ouverte, les clients des cinés pornos. Laure Bonicel, elle, s'enferme dans un sac de couchage qu'elle sculpte de l'intérieur pour lui faire prendre des formes évoquant le vagin ou le sexe masculin en érection. « L'identité n'est pas fixe, s'exclame-t-elle. On peut passer de l'hétérosexualité à l'homosexualité, du féminin au masculin. Tout est possible, tout est en nous ! »



Rosita Boisseau
télérama
29 mai 2004